HUITIEME LETTRE
VOUS allez être bien aise, Madame, de voir le nom des Chats écrit en hebreu : En voici les caracteres חתול. Ils se lisent Chatoul ; C'est-là selon le sçavant M. Menage, que commence la Genealogie des differens noms que les Chats ont reçu successivement dans les Nations [1]. De Chatoul, les Grecs ont fait Κατις ; & ce Catis est devenu d'abord chez les Latins Cautus, qui veut dire Prudent & Avisé, & qui en cette qualité s'est trouvé propre à former Catus, dont nous avons tiré le mot de Chat. Voilà donc, Madame, des noms à choisir pour nos amis ; noms d'autant plus convenables, qu'ils exposent par leur étymologie, quelques qualitez de l'animal aimable auquel ils sont appliquez : Et nous avons le dégoût de voir qu'au lieu d'aller puiser dans des sources si fecondes, on donne aux Chats dans presque toutes les maisons, des sobriquets au hazard, & qui ne portent sur aucune idée raisonnable ; les plus grands hommes parmi les Modernes sont tombez dans cette erreur. Monsieur de la Fontaine en cent endroits de ces Fables, semble affecter de donner aux Chats des dénominations ridicules, dans les endroits même où il fait leur éloge. Pourquoi ne pas imiter à cet égard le divin Homere : Quand il parle des Chats, c'est toujours avec les égards & les convenances qu'il est si naturel d'observer pour eux. Il n'y a qu'à lire son Poëme de la Batrachomyomachie, lorsqu'il a à peindre leur talent pour attraper les Souris. Psycarpax Prince Rat, parle ainsi à Bouffard Roy des Grenouilles:
Le Chat aux doigts tranchans, je l'avouerai, Seigneur, Dans mes sens éperdus imprime la terreur ; Des pieges, il est vrai, l'amorce est redoutable, Mais je crains cent fois plus une patte implacable, Qui jusques sous nos toits, (oh perfide transport ! ) Vient se cacher, m'atteindre, & me donner la mort ; Ma valeur vainement s'oppose à tant de rage, Contre une griffe helas ! à quoi sert le courage ? [2]
C'est dans les actions des Heros qu'on a toujours puisé les surnoms qu'on leur a donné : Qu'on cherche dans les Naturalistes les attributs des Chats ; mille épithetes honorables viendront se presenter. Il est vrai qu'on pourra quelquefois envisager les Chats par des faces moins favorables. Quand on examinera cette souplesse, & ce silence avec lequel ils se glissent dans les endroits où ils peuvent attraper des oiseaux [3], cette dexterité ne plaira point à ceux qui aiment mieux les oiseaux que les Chats. Ils l'appelleront injustice, attentat, tyrannie ; cependant le reproche de manger quelques oiseaux [4], doit leur être fait avec beaucoup de ménagement, lorsqu'on observe qu'ils sont ennemis nez de beaucoup d'autres animaux qui sont nuisibles, & que nous avons en grande antipatie. Ils détruisent les Lézards & les Serpens [5]. J'ai heureusement recueilli sur ce sujet des Vers que je croi traduits de l'Arabe. C'est une Idile intitulée les Chats. La personne dans les mains de laquelle elle étoit tombée, accoutumée à ne voir dans ces sortes d'ouvrages que des Oiseaux, des Chèvres, ou des Moutons, étoit très-surprise de ce que les Chat étoient devenus un sujet Pastoral. Ces Vers, lorsqu'elle me les communiqua, réveillerent d'abord en moi le souvenir de ces Chats de l'Isle de Chypre que j'ai cité dans ma quatrième Lettre, qui passoient une partie du jour à la chasse des Serpens dans la campagne, & se rendoient à des heures reglées au Monastere où ils habitoient. Je pensai, comme cela vous paroîtra tout simple, que le Moine auquel le soin de sonner la cloche pour le dîner des Chats étoit confié, & qui les conduisoit dans la prairie, s'occupoit d'eux comme les Pasteurs font si naturellement de leurs Moutons. Le loisir de cette vie heureuse lui avoit inspiré sans doute le gout de la Poësie ; & n'ayant point de Bergere à celebrer, il avoit du moins chanté son Troupeau. Je croi, Madame, que mes conjectures vous paroîtront sensées, quand vous aurez lû cet ouvrage. Le voici.
LES CHATS.
IDILE.
C'en est assez, beaux Chats, suspendez votre zele, Grimplez, grimpez, sur ces rameaux épais ; Pendant l'ardeur du jour goûtez la douce paix Que vous rendez à cette Isle si belle. Cez Gazons émaillez des plus vives couleurs, Ces Bosquets toujours verds, cette onde qui serpente ; Le croiroit-on, helas ! inspiroient l'épouvante ; Mille & mille Serpens s'y cachoient sous les fleurs. C'est votre Griffe tutelaire, Qui de tant de perils termine enfin le cours ; Que tout celebre ici cette Griffe si chere ; Non, non, ce n'est qu'aux Chats que l'on doit les beaux jours. Le Dieu des cœurs vous devra les conquêtes, Qui vont éterniser sa gloire dans nos bois ; Quel triomphe pour vous chaque jour dans nos fêtes : L'Eco repetera cent fois, O delice des cœurs, ô belle Cytherée, Rien ne nous contraint plus, nous vous suivrons toujours ; Dans cette Isle, où jadis vous fûtes adorée, Les Chats ont ramené les jeux & les amours. Tendres Minons, c'est par vos seuls exemples, Que la fidelité peut relever ses Temples. Quels modeles pour notre cœur, Quand la beauté qui vous est chere, De vos feux partage l'ardeur ! Vous n'êtes point flatez du vain orgueil de plaire, Le seul plaisir d'aimer fait tout votre bonheur : Que les Bergers ici viennent apprendre, A ressentir des feux qu'ils ne connoissent pas ; Ah ! quand on veut brûler de l'amour le plus tendre, Il faut aimer comme les Chats.
Ne trouvez-vous pas, Madame, que ce nouveau détail de Bergerie a quelque chose de plus vaste & de plus piquant, (sans cependant sortir de la simplicité champêtre,) que le genre Pastoral qu'ont traité les Anciens ? Quel dommage que Théocrite n'ait pas eu l'idée de celui-ci. On ne peut vanter dans les Moutons que la blancheur de leur laine, les bonds qu'ils font sur le penchant d'un côteau, ou le bêlement d'une Brebis qui appelle son petit Agneau. Il n'y a rien là d'interessant pour le cœur. Si l'on veut remuer le Lecteur par des images de l'amour, il faut lui faire perdre de vûe le Troupeau pour ne l'occuper que du Berger & de la Bergere : mais dans une Bergerie de Chats, c'est dans le sein du Troupeau même qu'on puise le sujet entier d'une Eglogue interessante.
Madame Deshouillieres qui sçavoit si bien se saisir des images & des idées propres à la Poësie, n'a-t-elle pas écrit avec un grand détail les amours de Grisette ? N'avons-nous pas d'elle encore un Poëme tragique & lirique sur la mort d'un des Amans de cette belle Chatte ? J'ai songé, comme vous croyez bien, Madame, à faire mettre ce Poëme en Musique ; mais l'ouvrage étoit assez important pour me rendre difficile sur le choix du Musicien. Ce sont des Chats qui forment toute l'action [6]. J'ai consulté nos Connoisseurs en Musique les plus délicats. Ils m'ont déclaré que le chant des Chats pouvoit être rendu exactement par un grand nombre de nos Musiciens modernes, m'assurant qu'ils mettroient ce Poëme dans tout son jour. D'un autre côté de sçavans Italiens qui sont de bonne foi, m'ont prouvé que leur Musique devoit à bien des égards avoir la préference, & particulierement par le Récitatif. Cette derniere raison a pensé emporter la balance : mais comme cet Opera n'est point de ceux dont la representation & le succès doivent se renfermer dans une seule nation, & qu'il est destiné au moins à toute l'Europe, j'attens que les deux partis soient d'accord, pour me déterminer. Je sçai bien des personnes de merite qui sont dans une grande impatience de voir cette question décidée, & qui certainement ne verront jamais d'autre Opera nouveau que celui-ci. Imaginez-vous, Madame, combien le Balet en sera brillant & varié, étant excecuté par des Chats. Ces nouveaux Danseurs par leur legereté extraordinaire caracteriseront le merveilleux de l'Opera bien mieux sans comparaison que les vols, les chars, & les trapes dont on apperçoit toujours la méchanique [7]. J'ai l'honneur d'être, &c.
Notes
(1) Chat de Catus, les Gloses d'Isidore Murilegus Catus. Lexicon de Cirille αιλουρος. Le Lexicon ancien, grec, latin καττα, Catta. Le Scholiaste de Callimaque sur l'Hymne de Cerès, αιλουρον ιδιωτικως Καττον.
Le latin Catus a été fait du grec κατις qui signifie vivera, pour lequel Homere a dit κτις par contradiction.
En Celtique Cat ou Cas, selon Pezrou c'est de ce Cat Celtique que nous avons fait Chat, comme Charbon de Carbo, & Chambre de Camera. Menag. Diction. Etiomologiq. Lettre C.
En Arabe, Hareira. Voyez la vie de Mahomet par Prideaux.
En Italien, Gatto.
En Espagnol, Gato.
En Holandois, Kater ou Kat.
En Allemand, Cats.
En Maldivois, Boulan. Voyez les voyages de Peyrard de Laval dans le Dictionnaire de la Langue Maldivoise.
Il y a quantité de Plantes, d'Instrumens de Méchanique, dont le nom propre est derivé du mot de Chat, par quelques relations, sans doute, dont la Tradition s'est perdue ; mais il faut remarquer que ces noms ne sont donnez qu'à des choses agréables ou utiles.
On appelle Chatton une monture de Bague. On donne le même nom à la partie de la Tulipe, qui enferme la graîne de la Tulipe.
Chatte, en terme de Marine, est une Barque de 60 tonneaux.
Chatte, espece de Concombres qui se trouvent en differens endroits de l'Egypte, très-agréables au goût, & bons contre la fievre.
Payer en Chats & en Rats, ce qui caracterise un mauvais payeur, n'a nul rapport avec les Chats ; anciennement Chas vouloit dire une maison, & Ras signifioit un champ ; c'étoit donner au lieu d'argent des heritages bâtis & non bâtis. Dictionnaire de Trevoux.
Chat. Ainsi s'appelle certains vaisseaux du Nord à cul rond, qui n'a qu'un Pont qui porte des Mats de Lune, sans avoir de Lune ni de barre de Lune.
Chat, en terme d'Artillerie, est un morceau de fer qui sert à grater le dedans d'une piece de Canon, pour voir s'il ne s'y trouve point de chambre.
Chaters, c'est le nom qu'on donne en Perse aux Coureurs. Tavernier.
Ce mot ne peut être dérivé que du mot Hebreu Chatoul.
Chat levant, ou Chat prenant, Termes de Coutume.
Ces mots signifient une clause qu'on mettoit autrefois dans le Pays Messin ; par cette clause on donnoit pouvoir à ceux qui prenoient des fonds à mort gage, d'en percevoir les fruits.
(2)
Le Chat aux doigts crochus, Est un des animaux qui m'allarme le plus ; Je crains du piege encore les trompeuses amorces ; Mais sur-tout du Matou je redoute les forces : Mes plus grands ennemis, ce sont ces fins matois ; Qui viennent nous chercher jusques dessous nos toits.
Traduct. de la Batrac. par M. Boivin.
(3) Feles quidem quo silentio quam levibus vestigiis obrepunt avibus. Plin. lib. XI. cap. LXXIII. [Pliny X.LXXII (X.xciv.202)]
(4) Montagne rapporte par admiration un évenement passé sous ses yeux, par le récit duquel on voit qu'il reconnoît dans les Chats des qualitez surprenantes : voici ses propres mots : On vit dernierement chez moi un Chat guetant un oiseau au haut d'un arbre, & s'étant fiché la vûe ferme l'un contre l'autre quelque temps, l'oiseau s'être laisse choir comme mort entre les pattes du Chat, ou enyvré par sa propre imagination, ou attiré par quelque force attractive du Chat.
(5) Feles contra lethiferos Aspidum morsus & alia Serpentum general qua nocent, utiles. Est. Diod. Sic. p. 74.
Au Midi de la Region des Marmarides, qui est un desert, il y avoit des Serpens applez Cerastes, desquels la morsure étoit extrêmement venimeuse ; ils étoient d'autant plus dangereux, qu'étant de la couleur du sable on marchoit dessus, faute de les appercevoir. Anciennement ces Bêtes passerent en Egypte où elles rendirent plusieurs pays deserts. Diod. de Sic. l. 3. pag. 132.
L'Isle Ophiade qui est située dans la Mer Rouge, fut long-temps deserte à cause de la multitude de Serpens qui y habitoient. Diodore rapporte qu'elle en fut delivrée par les secours des Rois d'Egypte.
Ce secours étoit sans doute une armée de Chats qui y fut envoyée : mais l'Histoire fait presque toujours honneurs aux Monarques, seulement des grands évenemens qui se sont passez sous leur regne.
(6) Les Personnages sont,
Grisette, Chatte de Madame Deshouillieres.
Mimy, Chat de Mademoiselle Deshouillieres, amant de Grisette.
Marmuse, Chat de Madame Deshouillieres, confident de Mimy.
Cæsar, Chat des Minimes de Chaillot, Deputé des Chats du Village.
Troupe de Chats du voisinage.
Voyez ce Poëme à la fin des Poësies rapportées dans ce volume.
(7) Nous avons à Paris un celebre tableau d'Histoire, qui sera un monument éternel de la dexterité des Chats. On découvre d'abord aux pieds d'un superbe Bâtiment une Chatte & un Chat en rendez-vous, & sur le coin d'une corniche on apperçoit un Chat à demi caché, tenant un pistolet pointé sur le Chat qui lui enleve sa maitresse. Cette avanture representée allegoriquement comme elle l'est, coûtera peut-être des volumes entiers de dissertations aux Sçavans des siecles à venir. Le simple de l'Histoire est, que le Chat qu'on voit sur la corniche ayant surpris sa maitresse avec son rival, il se lança sur lui du haut de la goutiere, avec tant de justice & de force, qu'il l'écrasa de sa chute.
François-Augustin Paradis de Moncrif (1727) Les Chats. Huitième lettre: pp. 108-118.
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