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QUATRIEME LETTRE

Alexandre, & les Cesars [1] ont vû les Villes s'empresser de porter leurs noms ; les Chattes jouissent de la même gloire.

Près de Paphos qui, sans égard pour la Poësie, a changé son nom en celui de Basa, est un Cap celebre à la pointe de l'Isle de Chypre ; on l'appelle le Cap des Chattes, & c'est avec justice que leur mémoire y est extrêmement honorée. On y voit les ruines d'un Monastere dont les Religieux entretenoient autrefois quantité de Chats pour faire la guerre aux Serpens qui desoloient la contrée [2] ; & ces animaux étoient si bien disciplinez, qu'au son d'une certaine cloche ils se rendoient tous à l'Abbaye aux heures du repas, & retournoient ensuite dans les campagnes où ils continuoient leur chasse avec un zele & une adresse admirable. Dans la conquête que les Turcs ont fait de cette Isle, ils ont été détruits avec le Monastere [3] : les changemens de domination entraînent toujours de grands desastres.

L'Orient n'est semé que de la renommée des Chats ; ils sont traitez à Constantinople avec les mêmes égards que les enfans d'une maison. On ne voit que des fondations faites par les gens de la plus haute consideration, pour l'entretien des Chats qui veulent vivre dans l'indépendance. Il est des maisons ouvertes où ils sont reçûs avec politesse, on leur y fat une chére délicate, ils peuvent y passer les nuits ; & si ces habitations se trouvent situées à quelque aspect qui ne convienne pas à la santé de quelques-uns d'eux, ils peuvent choisir un autre azile, y ayant un grand nombre de ces établissemens dans presque toutes les villes [4]. Le plus ancien titre qu'ayent les Chats chez les Turcs, est une tradition qui est liée à l'histoire de Mahomet ; c'est assurément le plus bel endroit de sa vie. Il cherissoit si fort son Chat, qu'étant un jour consulté sur quelque point de Religion, il aima mieux couper le parement de sa manche sur lequel cet animal reposoit, que de l'éveiller en se levant pour aller parler à la personne qui l'attendoit [5].

Ce n'est que dans le seizième siecle que nous avons enfin possedé une race de ces Chats si cheris dans le Levant. J'ai recherché avec soin toutes les preuves de son établissement en France, & le détail des differentes branches qui s'y sont répandues : mais pour mettre dans un plus beau jour l'histoire de cette maison, j'en ai fait la généalogie ; je vous l'envoye, Madame ; marquez-moi, je vous prie, si la forme vous en paroît assez claire, & assez raisonnée.

Revenons à cette grande passion que les Asiatiques ont pour les Chats. On nous objectera peut-être qu'elle n'est que l'effet de la superstition. L'exemple de Mahomet, dira-t-on, en est le seul mobile ; mais pour prouver l'illusion de ce raisonnement, nous n'aurions recours qu'à l'histoire.

Mahomet, parmi tous ses sectateurs, s'étant pris de la confiance la plus intime pour Abdorraham, voulut l'illustrer, en lui donnant un surnom éclatant. L'usage étoit chez les Arabes d'être appellé le pere de quelque chose qui eût relation à vos mœurs ou à vos talens ; c'est de-là que Chalid hôte de Mahomet, pendant son voyage de Medine, s'étoit acquis par son extrême patience le nom d'Abujob, c'est-à-dire, Pere de Job. Mahomet, entre les qualitez les plus estimées dans Abdorraham, jugea ne pouvoir puiser un surnom plus honorable que dans l'attachement qu'il avoit pour un Chat qu'il portoit toujours entre ses bras : il le surnomma donc par excellence Abuhareira, c'est-à-dire, le Pere du Chat [6].

Mahomet alors, dans les premiers progrez de sa séduction, pesoit toutes ses démarches ; il étoit trop politique pour appeller un de ses Disciples auquel il vouloit donner de l'autorité, le Pere du Chat, si les Chats n'avoient point été en grande consideration chez les Arabes. L'effet que les noms propres produisent dans notre imagination, ne nous donne-t-il as lieu de croire que dans toutes les Nations il y a toujours eu une idée d'élevation ou d'avilissement attachée à ces mêmes noms propres [7] ? C'auroit été sans doute un grand travers à la Mecque & à Medine de s'appeller le Pere des Cochons, depuis que ces animaux avoient été proscrits par l'Alcoran [8].

Il est échappé aux recherches de ces différens voyageurs une tradition Orientale sur l'origine des Chats, qui me paroît plus imposante qu'aucune de celles qui viennent d'être rapportées, étant vrai-semblable en quelques circonstances ; je la tiens du Mulla [9] , qui accompagnoit en France le dernier Ambassadeur de la Porte. Voici cette tradition.

Les premiers jours que les animaux furent renfermez dans l'Arche, étonnez des mouvemens de la Barque & du nouveau séjour qu'ils habitoient, ils resterent chacun dans leur ménage, sans trop s'informer de ce qui se passoit chez les animaux leurs voisins. Le Singe fut le premier qui s'ennuya de cette vie sedentaire ; il alla faire quelques agaceries à une jeune Lionne qui étoit dans son voisinage : cet exemple prit universellement, & répandit dans l'Arche un esprit de coquetterie qui dura pendant tout le séjour qu'on y fit, & que quelques animaux ont encore gardé sur la terre. Il le fit dans différentes especes un nombre étonnant d'infidélitez, qui donnerent naissance à des animaux inconnus jusqu'alors [10]. Ce fut des amours du singe & de la Lionne que nacquivent un Chat & une Chatte, qui par une distinction bien marquée des autres animaux, nez comme eux des galanteries qui se passerent dans l'Arche ; acquirent en naissant la faculté de multiplier leur espece.

Toutes les nations de l'Asie ne sont remplies que de traditions à la gloire des Chats ; chez les Indiens même, où les Brachmanes ces premiers Philosophes conservent depuis si long-temps une haute réputation, on voit dans leurs ouvrages de Philosophie les Chats & les Brachmanes souvent mis en parallele. J'ai découverte à cet égard un fragment de l'histoire des Dieux de l'Inde bien autentique ; c'est dans une relation manuscrite qui est entre les mains d'une personne connue par beaucoup d'esprit, & par une profonde érudition [11].

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FRAGMENT

DE

L'HISTOIRE

DES DIEUX

DE L'INDE.


LE CHAT, LE BRACHMANE, ET LE PENITENT.

UN Roy des Indes nommé Salamgam, avoit à sa Cour un Brachmane [12] & un Pénitent [13] celebres l'un & l'autre, par l'excellence de leur vertu ; il en résultoit entr'eux une rivalité & une dissension qui causoit souvent des évenemens merveilleux.

Un jour que ces illustres Athletes disputoient devant le Roy sur le degré de vertu que l'un prétendoit sur l'autre, le Brachmane outré de voir le Pénitent partager avec lui l'estime de la Cour, déclara hautement que sa vertu étoit si recommandable auprès du Dieu Parabaravarastou, qui est dans l'Inde le Roy des Divinitez du premier ordre, qu'à l'instant même il pouvoit à son gré se transporter dans l'un des sept Cieux où les Indiens aspirent. Le Pénitent prit au mot le Brachmane ; & le Roy qu'ils avoient choisi pour juge de leur différend, lui prescrivit d'aller dans le Ciel de Dévendiren [14], & d'en rapporter une fleur de l'arbre appellé Parisadam, dont la seule odeur communique l'immortalité. Le Brachmane salua profondément le Roy, prit son effort, & disparut comme un éclair : la Cour resta étonnée ; mais on ne doutoit pas cependant que le Brachmane ne perdît la gageure. Le Ciel de Dévendiren n'avoit jamais été accessible aux mortels. Il est le sejour de quarante-huit millions de Déesses qui ont pour maris cent vingt-quatre millions de Dieux, dont Dévendiren est le Souverain ; & la fleur Parisadam dont il est extrêmement jaloux, fait le principal délice de son Ciel.

Le Pénitent avoit grand soin de faire valoir toutes ces difficultez, & s'applaudissoit déjà de la honte prochaine de son rival. Lorsque tout-à-coup le Brachmane reparut avec la fleur celeste qu'il n'avoit pû cueillir que dans les Jardins du Dieu Dévendiren ; le Roy et toute la Cour tomberent d'admiration à ses genoux, & on exalta sa vertu au degré suprême. Le Pénitent seul se refusa à cet hommage. Roy, dit-il, & vous Cour trop facile à séduire, vous regardez l'accès du Brachmane dans le Ciel de Dévendiren comme une grande merveille ! Ce n'est que l'ouvrage d'une vertu commune ; sçachez que j'y envoye mon Chat, quand bon me semble, & que Dévendiren le reçoit avec toutes sortes d'amitiez & de distinctions. Il dit ; & sans attendre de replique, il fit paroître son Chat qui s'appelloit Patripatan. Il lui dit un mot à l'oreille, & voilà le Chat qui s'élance, & qui, à la vûe de cette Cour extasiée, va se perdre dans les nues ; il perce dans le Ciel de Dévendiren, qui le prend entre ses bras, & lui fait mille caresses.

Jusques-là le projet du Pénitent alloit à merveilles ; mais la Déesse favorite de Dévendiren, fut frappée comme d'un coup de foudre, d'un goût si emporté pour l'aimable Patripatan, qu'elle voulut absolument le garder.

Dévendiren à qui le Chat avoit d'abord expliqué le sujet de son ambassade, s'y opposa. Il representa que Patripatan étoit attendu avec impatience à la Cour du Roy Salamgam ; qu'il y alloit de la réputation d'un Pénitent ; que le plus grand affront qu'on pût faire à quelqu'un, étoit de lui dérober son Chat. La Déesse ne voulut rien entendre ; tout ce que Dévendiren put obtenir, fut qu'elle le garderoit seulement deux ou trois siecles, après lesquels elle le renvoyeroit fidèlement à cette Cour qui l'attendoit. Salamgam s'impatientoit cependant de ce que le Chat ne revenoit point ; le Pénitent seul avoit un front assuré : enfin ils attendirent les trois siecles entiers, sans autre inconvenient que l'impatience ; car le Pénitent, par le pouvoir de sa vertu, empêcha que personne ne vieillît. Ce temps écoulé, on vit tout-à-coup le Ciel s'embellir, & d'un nuage de mille couleurs sortir un trône formé de différentes fleurs du Ciel de Dévendiren. Le Chat étoit majestueusement placé sur ce trône ; & étant arrivé auprès du Roy, il lui presenta avec sa pate charmante une branche entiere de l'arbre qui porte la fleur de Parisadam. Toute la Cour cria victoire : le Pénitent fut felicité universellement ; mais le Brachmane osa à son tour lui disputer ce triomphe. Il representa que la vertu du Pénitent n'avoit pas operé seule ce grand succès ; qu'on sçavoit le goût déterminé que Devendiren & sa Déesse favorite avoient pour les Chats, & que sans doute Patripatan dans cette merveilleuse avanture avoit au moins la moitié de la gloire. Le Roy frappé de cette judicieuse réflexion, n'osa décider entre le Pénitent & le Brachmane ; mais tous les suffrages se réunirent d'admiration pour Patripatan, & depuis cet évenement ce Chat illustre fit les délices de cette Cour, & soupa chaque soirée sur l'épaule du Monarque. Vous le croyez bien, Madame. J'ai l'honneur d'être, &c.


Notes

(1) Alexandrie d'Ægypte bâtie par Alexandre lorsqu'il revenoit de consulter l'Oracle de Jupiter Ammon, qui lui promit l'Empire de l'Univers en la premiere année de la cent douzième olimpiade ; cette ville étoit située près du Port de Pharos entre la Mer & un bras du Nil ; les rues étoient disposées si heureusement, qu'au plus grand chaud de l'Eté les vens du Nord soufloient dans toute la ville. Les Ptolomées Rois d'Egypte la choisirent pour leur Capitale ; elle s'étoit si considerablement accrûe, que du temps de Diodore de Sicile elle étoit estimée la plus grande Ville du monde. Diod. l. 17. p. 631.

Cette Ville a bien changé de Climats, quoique restée au même lieu. Selon Quintilien & Ammien Marcellin, les delices d'Alexandrie étoient passez en proverbe ; aujourd'hui c'est un séjour dangereux, la peste y regnant presque sans cesse. Daper descrip. de l'Afriq. Thevenot l. 1 c. 2.

Il y a eu plusieurs autres villes bâties sous le nom d'Alexandre, une sur le bord du Tanaïs, Fleuve de la Sarmatie Européenne, une sur le Caucase dans la Trace, &c. Quint. Curt. l. 7. Plutarch. in Alexand. Mag. Plin. l. 6. Ptolomée. Strabon.

Cesarée, ville de la Palestine, rebâtie par Herode le Grand qui la consacra à Cesar-Auguste ; elle fut honorée du nom de Colonie Romaine, pour avoir secouru les Troupes de Vespasien contre les Juifs ; on l'appella alors Flavie-Auguste-Cesarie, Capitale de la Province de Sirie Palestine. Joseph. l. 9 c. 9. l. 15. c. 13. & l. 13. c. 13. Eusebe l. 5. c. 22.

Cesarée, ville de Cappadoce, ainsi appellée à l'honneur de Tybere ; Julien l'Apostat en 362, lui ôta ce nom & lui rendit celui de Masaca qu'elle avoit porté precedemment ; l'opinion commune est qu'elle st aujourd'hui appellée Caisar, ou Tisaria. Strab. l. 12. Etienne de Bysance & autres, &c.

Cesarée de Philippe, ainsi nommée parceque Philippe fils d'Herode la fit rebâtir à l'honneur de Cesar Caligula ; on croit qu'elle est appellée aujourd'hui Belino, ou Belbec ; elle étoit au pied du Mont Liban. Guil. de Tyr. l. 19. Bellon l. 2.

(2) Debreves. Voyages du Levant.

(3) Villamont dans la relation de ses voyages, rapporte toutes les circonstances du Cap Dellegatte ; mais d'une façon plus détaillée encore. Les Serpens de cette Isle, dit-il, sont de couleur blanche & noire, & ont pour le moins sept pieds de longueur, & gros comme la jambe d'un homme ; de maniere que difficilement je pouvois croire qu'un Chat fût victorieux d'une si grande bête, & qu'ils eussent l'industrie d'aller à la chasse après eux, & de ne s'en retourner jusqu'à ce que la cloche eût sonné midi, & que si-tôt qu'ils avoient dîné ils continuassent leur chasse jusqu'au soir, sinon qu'un Religieux me jura l'avoir vû, ce qui m'a été confirmé par plusieurs personnes qui l'ont vû de même. [Villamont, Voyages, ff. 121v-122, dit «  par plusieurs autres gens d'honneur ».]

(4) Voyage du Levant par M. de Tournefort, de l'Academie des Sciences.

Les Chats du Levant, dit-il, dans cette même relation, ne sont pas plus beaux que les nôtres, & ces beaux Chats, couleurs d'ardoise, y sont fort rares. On les y porte de l'Isle de Malthe avouer que ces Chats ne sont pas beaux & qu'ils plaisent infiniment, c'est les louer beaucoup, c'est leur accorder ce qu'on appelle le je ne sçai quoi.

Corneille le Brun dans son voyage du Levant rapporte aussi tout le détail des bons traitemens qui y sont faits aux Chats. Il n'en fait mention qu'à regret, ainsi il ne peut être soupçoné de les avoir embellis. Le Chat, dit-il, dont les bonnes qualitez, s'il en a quelques-unes, ne sont point à comparer à celles du Chien (qui est la plus fidelle de toutes les bêtes, ) passe chez les Turcs pour un animal pur ; aussi font-ils beaucoup de bien à ces animaux qui ont l'honneur d'être leurs domestiques ; au lieu que les pauvres Chiens sont obligez de demeurer dans la rue. Ils les flatent, c'est-à-dire, les Chats ; ils les carressent ; ils les mettent en parade sur leurs Boutiques : comme c'est la coutume à Venise & ailleurs. Corneille le Brun en condamnant le goût general d'une Nation voluptueuse, qui renfermée dans le sein des Familles, ne voulant s'y occuper que des objets agréables, passe la vie avec les Chats ; ce Voyageur, dis-je, établit une verité bien importante à la gloire de ces Chats qu'il dédaigne. Les plus grands éloges sont ceux qu'on arrache à ses ennemis. On voit que cet homme qui s'est attiré de l'estime, à quelques autres égards, ne s'est pas du moins formé le goût dans ses voyages ; il part avec la haine des Chats, il revient avec ce préjugé injuste.

Rarement à courir le monde On devient plus homme de bien.

5. M. de Tournefort. Id.

6. Prideaux, Vie de Mahomet, pag. 227. & 228. Il rapporte pour autorité Elmacin & Bochart.

7. Socrate regardoit comme le premier effet de la prudence d'un pere de donner de beaux noms à ses enfans.

Montagne a dit à ce sujet : Un Gentil-homme mien voisin estimant les commoditez du vieux temps, n'oublioit pas de mettre en compte la fierté & la magnificence des noms de la Noblesse de ce temps-là, Dom Grumedan, Quadragan, Argesilan, & qu'à les ouir seulement sonner, il se sentoit qu'ils n'avoient été bien autres gens que Pierre, Guilot & Michel. pag. 472. l. I.

8. C'est dans le chapitre de la Table que Mahomet déclare les Cochons, des animaux impurs.

9. C'est un Ministre de la Religion.

10. Les Mulets, les Jumarts & autres.

11. M. Freret de l'Academie des belles Lettres.

12. Les Brachmanes tiennent le premier rang dans l'Inde, ils sont dépositaires de la Philosophie & de la Religion.

13. Les Pénitens sont dans la Mythologie des Indiens ce qu'étoient les Heros à l'égard des Dieux des Grecs ; ces Pénitens, quoique mortels, disputent quelquefois de puissance avec ces Dieux. Voyez les Lettres du Pere du Hald. Delon l'Histoire des Bramines & autres.

14. Les Indiens imaginent plusieurs Cieux où l'on jouit de differens degrez de volupté, selon les vertus qu'on a pratiqué dans ce monde.

François-Augustin Paradis de Moncrif (1727) Les Chats. Quatrième lettre: pp. 58-72.

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