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TROISIEME LETTRE.

Notre ouvrage s'avance, Madame ; bien des personnes sensées en ont senti l'utilité, & m'ont secouru de leurs lumières ; sérieusement je crains que la Dame d'avant-hier ne se soit évanouie de bonne foi : Ce n'est presque plus le bon air, que de jouer de certaines frayeurs ; ainsi bien-tôt on ne songera pas à avoir peur des Chats. Les femmes n'adoptent guères de ridicules, que ceux qui portent avec eux un caractere d'agrémens ; leur vanité est à cet égard bien plus sensée que la nôtre.

Mais seroit-ce assez pour nous que de voir l'antipatie pour les Chats s'effacer ? Ne faudroit-il pas que tous les yeux fussent ouverts sur leur merite ?

Ne reviendrez-vous point, heureux siècle d'Astrée ? Jours de paix, de plaisirs, yvresse du bonheur, Où l'amour une fois jurée, Pour jamais regnoit dans un cœur ; l'Epouse tendre & cherie, Ne connoissoit de sort plus doux, Que de passer toute sa vie Entre son Chat & son Epoux. [1]

Mais ne nous arrêtons points, Madame, à des idées trop flateuses ; passons à bien des veritez historiques que nous avons encore à faire valoir.

Les Arabes adoroient un Chat d'or [2] ; ils avoient une si grande opinion des Chats, qu'ils ne purent jamais se resoudre à leur croire une origine semblable à celle des autres animaux. Ils singulariserent celle-ci par une fable qui acquit bien-tôt parmi eux l'autorité de l'histoire : Les Rats, selon cette fable, s'étoient multipliez dans l'Arche, & rongeoient sans aucune discrétion la pâture des autres animaux. Noé résolut de les détruire ; & se trouvant auprès du Lion, il lui donna un soufflet : Ce soufflet causa au Lion un éternuement, & de l'éternuement sortit un beau Chat, le premier Chat qui soit venu livrer la guerre aux Souris [3].

Ce merveilleux évenement n'est, comme vous le voyez, Madame, que médiocrement développé par l'Auteur Arabe ; il n'explique point par quel motif Noé se détermina à soufletter le Lion par préference ; mais nous retrouvons heureusement cette même Fable rendue avec plus de clarté dans une des lettres Persannes : voici comment elle est contée. Il étoit sorti du né du Cochon un Rat qui alloit rongeant tout ce qui se trouvoit devant lui, ce qui devint si insupportable à Noé, qu'il crut qu'il étoit à propos de consulter Dieu encore ; il lui ordonna de donner au Lion un grand coup sur le front, qui éternue aussi-tôt, & fit sortir de son né un Chat [4].

Les circonstances de cette Fable heureusement restituées par l'Auteur des lettres Persannes, prouvent bien avec quel choix & quelle finesse il sent les traits propres à jetter de vrais agrémens dans un ouvrage ; & ce fragment de l'histoire des Chats n'a pas peu contribué sans doute, au succès d'un livre aussi generalement applaudi. Et les Perses, Madame, (on sçait que c'étoit un peuple éclairé ;) croit-on qu'ils n'avoient pas une haute estime des Chats ? Il n'y qu'à lire ce qui se passa sous le regne d'un de leurs plus illustres Rois. Il s'appelloit Hormus : Tranquille dans le sein de la paix, de Monarque apprit qu'une armée de trois cens mille hommes commandée par le Prince Schabé-Schah son parent, faisoit une invasion dans son Empire ; il assembla ses Ministres, & tandis qu'il déliberoit sur une conjoncture si pressante, un vieillard venerable se présenta, & parla ainsi : Roy, l'Armée du Rebele eut être détruite en un seul jour, & vous avez dans vos Etats le Heros auquel cette victoire est réservée. Vous le connoîtrez entre vos Capitaines par une distinction aussi rare qu'avantageuse ; mais pour ne vous point paroître suspect dans ce que j'avance, il faut que je vous rappelle les services que j'ai rendu au Roy Nouchirvan votre illustre pere. Ce fut à moi que ce Monarque confia le soin d'aller demander de sa part au Khacan des Turcs une de ses filles en mariage ; je fus introduit dans le Palais des Princesses, elles me parurent toutes extrêmement belles, & j'aurois été bien embarassé à me déterminer, si j'avois crû que la beauté uniquement dût fixer mon choix ; mais je voulois que ce fussent les qualitez du cœur & de l'esprit qui emportassent la balance. Je demandai au Khacan la liberté de demeurer quelque temps à sa Cour, afin de pouvoir connoître le caractere des Princesses ses filles. Elles marquoient toutes un égal empressement de devenir Epouse du Roy de Perse, & j'examinois secretement les differens ressorts qu'elles faisoient jouer, pour m'engager chacune à leur donner la préference ; une seule, (& c'est elle qui est devenue la Reine votre mere ;) une seule, dis-je, ne mit en usage que la même conduite qu'elle avoit toujours gardée ; c'étoit une grande douceur dans le caractere, un goût toujours le même pour ses devoirs, un certain agrément dans l'esprit, qui la faisoit aimée de tout ce qui approchoit d'elle. Enfin pour fixer mon choix, elle ne voulut paroître que ce qu'elle étoit, & je crus reconnoître à cette marque le vrai caractere de la vertu. Je la demandai au nom de mon Roy ; & l'Empereur son pere, suivant l'usage de ses Etats, avant le départ de la Princesse, fit faire son horoscope par les plus habiles Astrologues : Ils s'accorderent tous en une circonstance ; ils prédirent qu'elle auroit un fils qui surpasseroit en renomée tous ses Ancêtres ; que ce Prince seroit attaqué par un des Rois du Turquestan, sur lequel il remporteroit une victoire entiere, s'il étoit assez heureux de trouver un de ses sujets qui eût la phisionomie d'un Chat sauvage. Ce récit achevé, le vieillard qui avoit la science des Sages, disparut comme un éclair.

Le Roy ne songea plus qu'à chercher le heros qui devoit sauver ses Etats. Le vieillard n'avoit point déclaré son nom, ni donné aucune lumiere sur le séjour qu'il habitoit ; mais la ressemblance avantageuse du Chat, le fit bien-tôt reconnoître dans la personne de Baharam, surnommé Kounin. Il étoit de la race des Princes de Rei, & gouvernoit pour-lors la Province d'Adherbigan [5]. Hormus le pressa de prendre le commandement de son armée, & resta surpris merveilleusement, lorsque Baharam ne choisit que douze mille hommes pour combattre les trois cens mille rebelles ; cette troupe animée par le présage admirable dont leur étoit la phisionomie de leur General, vainquit l'armée ennemie ; Baharam tua de sa main le Prince Schabé-Schah, & fit prisonnier son fils ; ainsi la victoire la plus digne d'illustrer la Perse, peut être regardée comme l'ouvrage des Chats [6]. Quand Sanna-Cheribe Roy des Arabes & des Assyriens perdit cette celebre bataille contre le Roy d'Egypte, auroit-il éprouvé ce grand revers, s'il avoit eu la précaution d'avoir des Chats dans son armée ? Il étoit campé près de Peluse, lorsqu'une nuit des Rats champêtres s'étant jettez dans son camp, rongerent les arcs & ce qui servoit à tenir les boucliers ; Sethon [7] qui regnoit alors en Egypte, & qui n'avoit qu'une poignée de soldats, attaqua dans cette conjoncture les troupes de Sannacheribe, qui se trouvant sans armes, n'eurent d'autres ressources, que la fuite ou la captivité : Que le Roy des Assyriens eût été secondé par quelque Chat, il faisoit la conquête de l'Egypte.

Si tous les Historiens celebres ne se sont pas attachez également à rapporter les évenemens merveilleux occasionnez par les Chats, on découvre du moins que tous avoient pour eux en general une estime marquée. Lucien dans son Dialogue de l'Assemblée des Dieux, en examinant les animaux honorez en Egypte, tourne en ridicule les Singes, les Cynocephales, les Sphinx ; mais il garde sur les Chats un silence respectueux : Cette retenue dans un Philosophe aussi cinique, ne peut être regardée que comme un veritable éloge ; & ce n'est pas la seule occasion où les Chats ayent été ménagez avec beaucoup d'égards. On empêchoit avec soin chez les Romains que les Chiens n'entrassent jamais dans les Temples d'Hercule ; le sacrifice auroit été interrompu, & les mysteres profanez [8]. Ceux qui avoient porté cette loi, avoient prévu sans doute, que les Chats qui par leur souplesse se font un passage aux lieux mêmes où les Chiens ne peuvent aborder, pourroient aisément se produire dans ces Temples [9] ; les Chats cependant n'étoient point désignez dans cette loi exclusive. Quelle preuve plus manifeste que la presence des Chats n'étoit jamais regardée qu'en bonne part dans les plus augustes assemblées ? Nous les avons déja fait voir à la place d'honneur dans les festins de l'Egypte, mangeant & faisant les délices de la table par le charme de leur voix : Cette circonstance de leur triomphe qui paroîtra peut-être la plus difficile à croire, trouve cependant encore une preuve bien claire dans ce que Plutarque [10] dit au sujet des Cygales qu'il appelle Musiciennes. Il prétend qu'elles étoient estimées comme telles par Pytagore ; & que c'est en faveur de leur musique, qu'il avoit défendu qu'on gardât dans les maisons des nids d'Hirondelles, parceque ces Oiseaux mangent les Cygales. On ne contestera point je croi, à Pytagore d'avoir été le plus délicat connoisseur en musique qu'ait eu l'Antiquité. Quelqu'un qui entend le concert des Astres, qui sent si la Planette de la terre produit par son mouvement une tierce ou une octave exacte avec le son que forme la Planette de Venus, en doit être cru quand il déclare que les Cygales sont Musiciennes ; & en bonne foi si leur chant est mélodieux, il faudroit être de bien mauvaise humeur pour disputer aux Chats [11] le même avantage. On conviendra du moins que la voix des Chats est plus éclatante ; & d'ailleurs nous distinguons bien mieux la varieté & le dessein de leur chant ; il est si simple & si agréable, que les enfans à peine sortis du berceau, le retiennent, & se font un plaisir de l'imiter. Mais nous avons, Madame, dans une fête donnée à la Cour de Louis XI. une musique auprès de laquelle un concert de Chats devient la chose du monde la plus simple. On imagina de faire executer devant ce Prince un Opera d'un genre tout à fait nouveau ; il n'étoit formé que par des Cochons, & il eut beaucoup de succès [12]. Après cet exemple, nous rougirions comme vous le jugez bien, Madame, d'appuyer plus long temps sur l'agrément de la Musique des Chats. Ceux qui n'y sont pas sensibles n'ont qu'à s'en prendre un peu de soin qu'ils ont eu de se former le goût.

Hermes Trismegiste découvrit le premier en Egypte que les trois parties de la Musique avoient une grande relation avec les saisons de l'année. Que la haute resembloit à l'Eté, la basse à l'Hiver, & la moyenne au Printemps [13] ; on ne s'attendoit point à ces ressemblances. La Musique a un nombre de caracteres qui ne se presentent que quand on est bien déterminé à les découvrir ; nos idées sur les expressions de la voix des Chats, ne sont encore que confuses ; il faut esperer qu'un jour un nouveau Trismegiste les rendra sensibles & en fera connoître & la justesse & la beauté ; une connoissance si curieuse n'est peut-être pas aussi éloignée qu'on le pense ? Un homme du siecle, auquel nous devons des Poësies très-aimables [14], s'est rendu plus recommandable encore par l'étude qu'il a fait du Langage des Chats ; étude satisfaisante & qui lui a si heureusement réussi, qu'il entend exactement ce qu'expriment les differentes inflexions de leur voix, & ce qui est d'admirable, est qu'il ne faut pour acquerir cette intelligence, que l'entendre une fois réciter un Dialogue qu'il a composé, où deux Amans s'entretiennent. Voici, Madame, cette scene charmante ; elle perdra beaucoup à n'être que lue, quoiqu'elle soit écrite avec élégance & précision ; la façon de la déclamer comme lui d'après les Chats, y donnant tout le caractere de verité. La scene est au coin du feu d'une Cuisine.

LA CHATTE voyant tourner la broche, & se débarbouillant.

Ç'a est bon.

LE MATOU appercevant la Chatte, & s'approchant avec un air timide.

Ne fait-on rien ceans ?

LA CHATTE ne lui jettant qu'un demi regard.

Ohn.

LE MATOU d'un ton passionné.

Ne fait-on rien ceans ?

LA CHATTE d'un ton de pudeur.

Oh que nenni.

LE MATOU piqué.

Je men revas donc.

LA CHATTE se radoucissant.

Nenni.

LE MATOU affectant de s'éloigner.

Je m'en revas donc.

LA CHATTE d'un air honteux.

Montez là-haut. Plus haut. Montez là-haut.

ENSEMBLE courant sur l'escalier.

Montons là-haut, Montons là-haut.

Les deux Amans arrivent bien-tôt dans la goutiere ; & la scene finit par des clameurs amoureuses, entremêlées de ces expressions naïves employées dans nos anciens Romans, & que la délicatesse du siecle a bani des ouvrages.

J'ai l'honneur d'être, &c.


Notes

(1) Platon en sa Peinture de l'âge d'or sous Saturne, compte entre les principaux avantages des hommes de lors ; la communication qu'ils avoient avec les Bêtes, desquelles s'instruisant & s'enquerant, ils sçavoient les vrayes qualitez de chacune d'elles, par où ils acqueroient une très-parfaite intelligence, & conduisoient de bien plus loin plus heureusement leur vie que nous ne sçaurions faire. Montagne chap. 12. pag. 210.

(2) In urbo Nadata apud Arabes Felis aurea celebatur. Plin. lib. VI. cap. XXIX. [sect. 178] de Fele sive catto animali.

(3) Murtadi Habitant de Tybe ville d'Arabie, selon le Genharime, a fait en 1584. un Traité de merveilles de l'Egypte, traduit en François par Valtier [sic; sc. Vattier] en 1665 ; c'est de ce Traité que cette tradition est extraite.

(4) Cette lettre est intitulée Tradition Ottomane : c'est l'ombre de Japhet qui parle, interrogée par le Juif Ibesalon.

(5) Ou Medie.

(6) Biblioteque Orientale, cite Kondemire.

(7) Sethon Prêtre de Wulcain succeda à Anysis qui étoit aveugle ; il avoit été détrôné au commencement de son regne par un Ethiopien nommé Sabach, lequel dès qu'il fut sur le trône ne montra que les vertus d'un veritable Monarque. Ayant été averti en songe que pour sa sureté il falloit qu'il ressemblât tous les Prêtres de l'Egypte, & les fit couper en deux par le milieu du corps ; il aima mieux abandonner volontairement la Couronne & retourner en Egypte, que de la conserver par cet acte d'inhumanité. Ce fut après l'abdication de Sabach qu'Anysis qui étoit remonté au trône, étant mort, Sethon lui succeda. Herodot.

(8) Il étoit défendu au Prêtre de Jupiter, appellé le Flamen Dial, non-seulement d'avoir aucun Chien dans sa maison, mais encore d'en prononcer le nom, parceque, dit Plutarque, le Chien est de sa nature un animal âpre & querelleur. L. des Demand. des Chos. Romaines.

(9) Les Grecs en leurs Sacrifices de Purification observoient d'en écarter les Chiens, ce qu'ils appelloient Perycylacismes. Plutarq. in Romul. pag. 37. traduction d'Amyot [21].

(10) Dans le Château d'Athenes, parcequ'il y avoit un Temple à Diane & dans l'Isle de Delos qui lui étoit consacré, on ne souffroit aucuns Chiens, à cause de l'indecence avec laquelle ils s'accouplent en public. Plutarq. liv. des propos de table.

(11) Les Chats sont si heureusement organisez pour la Musique, qu'ils sont encore l'ame d'un Concert, même après leur mort. Le Violon est le plus agréable de tous les Instrumens ; la Chanterelle est la Corde du Violon la plus sonore & la plus touchante, et les bonnes Chanterelles sont de Boyaux de Chat.

(12) Louis onze demanda un jour à l'Abbé de Baigne, homme de grand esprit & Inventeur de choses nouvelles (quant à Instrumens musicaux) qui le suivoit & étoit à son service, qu'il leur fit quelque harmonie de Pourceaux, pensant qu'on ne le sçauroit jamais faire. L'Abbé de Baigne ne s'ébahit, mais lui demanda de l'argent pour ce faire, lequel lui fit incontinent délivré, & fit la chose aussi singuliere qu'on avoit jamais vû, car d'une grande quantité de Pourceaux de divers âges, qu'il assembla sous une tente ou pavillon couvert de velours, au devant duquel pavillon y avoit une table de bois toute peinte, avec certain nombre de marches ; il fit un long Instrument organique, & ainsi qu'il touchoit lesdites marches avec petits Eguillons qui touchoient les Pourceaux, les faisoit crier en tel ordre & consonance que le Roy & ceux qui étoient avec lui y prirent plaisir. Bouchet. Annalles d'Aquitaine. fol. 164.

(13) Diodore de Sicile. liv. 1. pag. 7.

(14) Monsieur Hautetot.

Esope entendoit le Langage des Corbeaux & des Geais. Plutarque livre du Banq. des sept Sages.

François-Augustin Paradis de Moncrif (1727) Les Chats. Troisième lettre: pp. 42-57.

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