Chapitre XI

Démarches à l'effet d'obtenir une réquisition. — Tentative pour pénétrer au comité de salut public. — L'huissier. — Hideuse figure transformée en bonne physionomie. — Introduction dans l'intérieur des bureaux. — Embarras, frayeurs. — Le citoyen Troussel. — Monsieur de Pougens sur la liste des nobles mis en réquisition. — Anecdote.


Madame Schweizer avait employé tout son zèle, toute son activité lors du décret qui bannissait de Paris les nobles, pour indiquer à Monsieur de Pougens les moyens d'obtenir une réquisition du comité de salut public ; elle connaissait des personnages dont l'influence pouvait devenir utile et elle sollicita vivement leur intérêt pour lui.

De mon côté ayant appris par deux de mes amies qui, malgré l'extrême difficulté de sortir de France sans danger à cette époque, avaient obtenu des passeports par le crédit d'un certain M. Troussel, employé au comité de salut public, lequel était chargé aussi de faire une liste de ceux des nobles qu'on pouvait mettre en réquisition, je résolus, sans communiquer mon projet à qui que ce fût, excepté à ma mère, de pénétrer moi-même dans cet antre redoutable et près de M. Troussel pour le solliciter en faveur de Monsieur de Pougens.

Un jour, avant sept heures du matin, je pars seule, et avec un battement de cœur inexprimable, je me mets en route pour le comité de salut public. Dans la rue de Richelieu je rencontre un député de ma connaissance. — « Où allez-vous si matin, citoyenne ? » me demanda-t-il. — « Au comité de salut public. » — « Avez-vous un laissez-passer ? » — « Non. » — « En ce cas vous ne serez pas admise. » — « N'importe, je veux essayer. »

Ce député, qui au fond était un brave homme, parut affecté de ma résolution. — « Prenez garde, prenez garde, répéta-t-il à diverses reprises ; je me doute de ce que vous allez faire, et je dois vous prévenir que l'on s'expose à un danger certain en sollicitant pour des personnes jugées très suspectes. » Je le remerciai de son intérêt et je continuai mon chemin.

Arrivée aux Tuileries, j'aperçois près de deux ou trois cents personnes qui encombraient les environs du pavillon Marsan ; une double haie de soldas s'étendait jusqu'à la porte du comité de salut public ; un huissier avec sa médaille se promenait près de là d'un air important.

Je m'avance, j'accoste cet homme. — « Que veux-tu ? me dit-il du ton le plus rude, va-t-en, éloigne-toi. » — « Mon cher citoyen, répondis-je d'un air suppliant, je te conjure de ne pas me renvoyer, je voudrais parler au citoyen Troussel, l'un des employés du comité. » — « Va t'en, » répéta-t-il, et il allait me tourner le dos lorsque je m'écriai : — « Cher citoyen, tu as une si bonne physionomie, tu m'inspires tant de confiance que je ne puis me résoudre à t'obéir. » Or il faut savoir que jamais on ne vit des traits plus hideux que ceux de cet homme. La confidence que je venais de lui faire sur le sentiment que m'inspirait sa bonne physionomie, parut flatter son amour-propre ; il me répondit avec un sourire, ou pour mieux dire une laide grimace qui laissait voir de longues dents d'un jaune bronzé : — « Eh bien, ne t'éloigne pas, nous verrons si je pourrai te faire entrer plus tard. »

Charmée du petit succès que je venait d'obtenir, je restai debout à la place où je m'étais glissée, c'est-à-dire près de la haie des soldats. Mon huissier passait, repassait de mon côté et renvoyait sans pitié les personnes qui s'efforçaient d'y pénétrer. Environ trois quarts d'heure s'étant écoulés ainsi, je me hasardai à m'avancer de nouveau à sa rencontre et à répéter ma prière. — « Mon bon citoyen, lui dis-je en joignant les mains, ah ! je t'en supplie, fais-moi passer ! » — « Sais-tu que tu es diablement importune, me répondit-il en fronçant les sourcils, allons, viens, suis-moi. » Alors me poussant vers la barrière hérissée de baïonnettes, il s'écria : « Laissez passer la citoyenne. » Je traverse d'un pas rapide cette haie formidable et j'arrive à la porte de l'antre redouté ; on pouvait bien la nommer ainsi, car cette porte, lorsque je l'eus poussée, se referma sur moi et je me trouvai dans une espèce de vestibule tellement sombre qu'on avait suspendu, quoique en plein jour, une grosse lampe pour l'éclairer. Me voilà donc seule, ne sachant de quel côté diriger mes pas. Enfin j'aperçois un escalier, je monte, je me trouve dans un long corridor : j'ouvre au hasard la première porte à ma droite, je vois une douzaine d'hommes coiffés de bonnets rouges qui, assis autour d'une table, me demandent brusquement ce que je veux. Effrayée, je réponds que je désirais parler au citoyen Troussel. « Ce n'est point ici, me dit-on, » et l'on me ferme la porte au nez.

Me voici de nouveau, et toute tremblante, à continuer mon chemin ; je rencontre plusieurs portes fermées, mais des vociférations se faisant entendre au-dedans, je n'ose y frapper. Enfin je me hasarde vers l'extrémité du corridor à en ouvrir une ; j'aperçois un vieillard au fond de la pièce ; il portait aussi le bonnet rouge, mais sa physionomie était douce, bienveillante, et il s'empressa de m'enseigner le bureau du citoyen Troussel.

Reprenant courage, je me présentai enfin à l'homme en qui, malgré moi, j'avais mis ma confiance. Elle ne fut point trompée. M. Troussel me reçut avec politesse, écouta ma demande, lut attentivement une petite note que j'avais rédigée, et me dit : « Quoique je n'aie pas l'honneur de connaître le citoyen Pougens, le bien que j'ai toujours entendu dire de lui me donne le désir sincère de lui être utile, et pour vous en convaincre, citoyenne, je vais écrire sous vos yeux son nom sur la liste que je dois présenter ce soir au citoyen Lindt, l'un des membres du comité de salut public nommés pour examiner les réclamations des nobles sur le décret de leur bannissement de Paris. »

Émue au-delà de toute expression d'un accueil si favorable, j'exprimai vivement ma reconnaissance à M. Troussel, et après avoir reçu de lui de nouvelles assurances de son intérêt pour Monsieur de Pougens, je m'empressai de quitter le lieu redoutable où je me trouvais.

En passant à travers la foule des infortunés qui attendaient leur tour pour être introduits au comité de salut public, plusieurs personnes m'entourèrent et me demandèrent comment j'avais pu y parvenir aussi promptement. Une jeune dame entr'autres, dont les yeux étaient remplis de larmes, insista pour obtenir de moi quelques renseignemens à cet égard.

« Nous sommes ici, me dit-elle, depuis cinq heures du matin et nous ne pouvons encore obtenir l'audience que nous désirons : de grâce, madame, dites-moi comment vous avez fait. » — « Madame, lui répondis-je à voix basse, j'étais aussi embarrassée que vous en arrivant ici ; mais je me suis avisée de dire à cet huissier que vous voyez là-bas, qu'il avait une bonne physionomie... » — « Quoi, madame, interrompit-elle, vous avez dit cela à ce monstre dont l'aspect seul épouvante ? » — « Oui, madame, et vous voyez que ce moyen m'a réussi. » — « Ah ! s'écria la jeune dame en souriant à travers ses larmes, voilà de ces heureuses inspirations dont il faut remercier le ciel, et j'avoue que celle-ci ne me serait jamais venue. »

En traversant de nouveau la rue de Richelieu, je rencontrai Monsieur de Pougens et la famille Thiery ; ils sortaient de chez Robespierre à qui ils venaient de présenter une pétition semblable à celle que j'avais remise à M. Troussel. Je rendis compte à Monsieur de Pougens de ma démarche, il en fut touché, mais il me gronda de m'être ainsi exposée seule et sans le prévenir du lieu où j'allais.

Cette réquisition désirée si vivement fut enfin accordée, et Monsieur de Pougens mis à la disposition du gouvernement attendit de quelle manière on disposerait de lui. Bientôt il apprit que le comité d'instruction publique l'avait nommé un des jurés qui devaient examiner les ouvrages élémentaires sur l'éducation de la jeunesse.


Mémoires et Souvenirs de Charles de Pougens, Chevalier de Plusieurs Ordres, de l'Institut de France, des Académies de La Crusca, de Madrid, de Gottingue, de St-Pétersbourg, etc. ; commencés par lui et continués par Mme Louise B. de Saint-Léon. Paris: H. Fournier Jeune, 1834. Chapitre XI: pp. 163-169.

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