Chapitre XIII

Confidence de Madame Schweizer. — Le nom de Monsieur de Pougens et celui de ses amis sur la liste des condamnés à mort. — M. Piètre, aide-de-camp du général Boulanger. — Conseil tenu. — Résignation. — Papiers livrés aux flammes. — Lettres en chiffres de la duchesse de Villeroy. — Boulanger et M. Piètre chez Robespierre. — Paroles alarmantes de ce dernier. — Terreur, angoisse. — Paquet pour la prison. — A demain, peut-être sur l'échafaud. — Anecdote.


Madame Schweizer, cette excellent amie dont j'ai parlé plus haut et qui venait tous les soirs se joindre à notre petit cercle chez Monsieur de Pougens, me parut un jour triste et préoccupée ; je l'interrogeai avec le plus tendre intérêt sur les causes d'un changement si remarquable dans son humeur habituelle ; elle ne me fit que des réponses évasives ; mais avant de partir, elle s'approcha de moi, me serra fortement la main en me priant de venir la voir le lendemain de bonne heure dans la matinée.

Comme elle se plaisait ordinairement à me confier tous ses petits chagrins domestiques, je présumai que c'était sans doute sur ce sujet qu'elle désirait m'entretenir et je m'empressai de lui répondre que je serais chez elle le jour suivant à neuf heures du matin ; je fus exacte à remplir ma promesse.

Je trouvai madame Schweizer pâle, la figure décomposée et les yeux gonflés de larmes, Extrêmement inquiète de la voir dans cet état, je la suppliai de me dire ce qui pouvait l'affliger ainsi. A cette question elle se jeta dans mes bras, me serra sur son cœur et ne me répondit que par des sanglots convulsifs. J'attendis avec anxiété la fin de cette crise de douleur, et je gardai le silence.

« Je ne sais, chère amie, me dit-elle enfin, si le spectacle de l'affreuse peine que j'éprouve a préparé votre cœur à recevoir des impressions douloureuses ; je le souhaite, mais je souhaite encore plus de trouver en vous le courage, la fermeté dont vous aurez besoin pour soutenir la terrible nouvelle que j'ai à vous apprendre. »

— « Si elle ne concerne que moi seule, répondis-je, peut-être aurai-je de la force, mais ... » — « Non, elle ne vous concerne pas seule, interrompt madame Schweizer. » Je frissonai et je la suppliai instamment de s'expliquer. Voici ce qu'elle me raconta.

Un jeune peintre nommé Piètre, aide-de-camp du général Boulanger, lequel fut, comme on sait, le bras droit et l'ami intime de Robespierre, habitait la même maison que madame Schweizer. Cet artiste, toujours accueilli avec bonté par elle, en avait une sincère reconnaissance, et cherchait à lui en donner des preuves. Il crut en trouver une occasion en lui faisant part du danger que couraient des amis qu'elle chérissait si tendrement.

Il lui apprit donc que, chargé par son général d'aller chercher dans le cabinet de ce dernier une liasse de papiers qu'il avait oublié de prendre avec lui, il avait aperçu sur une table la fatale liste de proscription, c'est-à-dire celle des condamnés à mort que Robespierre rédigeait ordinairement son ami Boulanger.

M. Piètre, ayant jeté les yeux sur ce papier, y avait lu les noms de Charles Pougens, des Thiery et des Saint-Léon. Ému de compassion, il pensa à la douleur qui était réservée à madame Schweizer et se décida à l'instruire de la découverte qu'il venait de faire, afin qu'elle pût prévenir ses malheureux amis et prendre quelques mesures pour les sauver.

« J'ai pensé, d'après cette terrible confidence, ajouta madame Schweizer, que je devais en effet vous prévenir ; mais, hélas, comment vous sauver ! » Et la pauvre femme fondit en larmes.

J'ignore, ou pour mieux dire, j'ai oublié quelles furent mes sensations en apprenant cette funeste nouvelle. Madame Schweizer m'a dit depuis que j'avais pâli, mais que mon air était calme. Je remerciai cette femme si bonne, si sensible, de son tendre intérêt pour nous, et je sortis de chez elle dans un état de stupeur tel qu'après avoir baissé mon voile, je marchai machinalement sur le boulevart, et au lieu de me rendre chez ma mère je me trouvai dans l'escalier qui conduisait à l'appartement de Monsieur de Pougens.

Là je revins un peu à moi-même, et après m'être arrêté quelque temps sur la dernière marche, je réfléchis à la manière dont je devais m'y prendre pour annoncer à mon ami ce que je venais d'apprendre.

Il travaillait dans son cabinet avec son secrétaire, je lui demandai un entretien particulier. Frappé d'une semblable requête, et surtout de l'altération de ma voix, il se leva avec précipitation et nous passâmes ensemble dans une pièce voisine.

Lorsque je lui eus fait part de ce que venait de me révéler madame Schweizer : — « Je m'y attendais, me dit-il, mais je ne croyais pas que mes pauvres amis dussent partager mon sort. » Et ses yeux se remplirent de larmes.

Nous discutâmes ensuite sur ce que nous avions à faire, je proposai la fuite. — « Non, répliqua-t-il, gardons nous d'y avoir recours, elle ne ferait qu'accélérer la catastrophe qui nous menace, car certainement nous serons surveillés. Il faut donc nous soumettre à la volonté du ciel et attendre avec résignation ce qu'il lui plaira d'ordonner. » Je me rendis à ce sage raisonnement, et nous nous séparâmes avec l'intention de mettre ordre à nos affaire et surtout de brûler nos papiers.

Cette prudente mesure devint spécialement nécessaire à Monsieur de Pougens ; car en faisant la revue des diverses lettres qu'il avait conservées et qu'ils fit alors livrer aux flammes, il s'en trouva une que madame la duchesse de Villeroy lui écrivait lorsqu'il était en Angleterre. Une demi-page de chiffres composait la première feuille ; en tête se lisaient ces mots : « Mon cher chevalier, j'use de la permission que vous m'avez donnée, et qui à la fois ménage votre temps et flatte ma paresses. » Puis venaient les chiffres en question terminés par cette phrase : « Comptez toujours sur mon sincère attachement.

« La duchesse de Villeroy. »

A l'inspection seule d'une semblable lettre sous le gouvernement sanguinaire d'alors, puisqu'elle supposait une correspondance mystérieuse, Monsieur de Pougens eût été conduit à l'échafaud. Or voici l'explication de ces chiffres ; c'était tout bonnement les numéros de diverses pièces de porcelaine qu'on nomme Wedgwood en Angleterre et que madame de Villeroy avait choisies sur une catalogue.

De mon côté je brûlai des papiers bien précieux pour moi et que je regrettai, entre autres des lettres de madame la duchesse de Castries avec laquelle, quoique émigrée, j'avais eu une correspondance assez suivie. Femme charmante ! modèle de piété filiale et des plus douces vertus ! je n'ai plus d'elle que son portrait, je le conserverai toute ma vie.

D'après le terrible avertissement que nous avions reçu, nous faisions d'avance nos petits paquets pour emporter dans la prison, et nous les déposions près de nous avant de nous coucher. Tous les soirs en nous quittant Monsieur de Pougens et moi, nous disions, « A demain ; peut-être sur l'échafaud ! »

Environ une semaine s'écoula dans cette espèce de torture morale. Était-ce un sursis à notre supplice, ou nous avait-on oubliés ? nous n'osions admettre cette dernière supposition et nous n'avions pas tort. Soit que M. Piètre, aide-de-camp de Boulanger, eût dit à ce dernier quelques mots en faveur de Monsieur de Pougens et de ses amis, soit que d'autres personnes lui eussent rendu ce bon office, et qu'alors le général eût fait une tentative près du tyran, voici ce qui se passa quelques jours avant le 9 thermidor et que madame Schweizer me raconta.

Boulanger suivi de M. Piètre entre chez Robespierre, ils le trouvent assis et pensif, les jambes croisées l'une sur l'autre, le visage appuyé sur une de ses mais. « Faites sortir cet homme dit-il, » en montrant l'aide-de-camp. Piètre se retire et prête l'oreille à la porte. Boulanger pâlit, Robespierre garde quelques instans le silence, puis lui lançant un regard fier : « Boulanger, lui dit-il, je vous ordonne de ne plus me tromper. » — « Mais, citoyen, reprit Boulanger d'une voix tremblante, j'ignore... » — « Oui, votre Pougens, reprend Robespierre d'un air furieux, je ne l'ai pas oublié. »

Qu'on me permette de retracer ici ce qui m'arriva personnellement dans cette horrible circonstance. Le jour même où je venais de recevoir cette nouvelle confirmation du sort qui nous menaçait, je m'étais couchée d'assez bonne heure, sans que le sommeil vînt fermer mes paupières. A minuit j'entends frapper à la porte cochère ; c'était presque toujours l'heure des arrestations ; j'écoute, on monte l'escalier, on sonne à la porte de notre appartement, j'occupais un lit dans la même chambre que ma mère ; celle-ci se réveille et me demande d'une voix tremblante ce que signifiait le bruit de notre sonnette à une pareille heure.

« Cela signifie qu'on vient nous arrêter, lui répondis-je en me couvrant à la hâte de quelques vêtemens. Habillez-vous, ma mère, tandis que je vais ouvrir. » Un second coup de la sonnette tirée avec plus de violence se fait entendre alors. Je marche d'un pas assez ferme pour traverser une autre chambre qui conduisait à la porte de l'appartement, et je m'écrie : « Un moment, citoyens, donnez-nous le temps de nous habiller. » Je distingue le son de plusieurs voix d'hommes parmi lesquelles je crois reconnaître celle de M. Sureau, notre hôte. « Pardon, citoyenne, me dit le bon pharmacien à travers la serrure, mille pardons de la frayeur qu'on vous a sans doute causée ; mais on a pris votre porte pour la mienne et l'on a sonné avec violence parce qu'il faut le plus promptement possible que je livre des drogues pour un malade. »

Chose étrange ! l'espèce de courage que j'avais eu en venant ouvrir la porte, s'évanouit alors tout à coup ; un tremblement convulsif me saisit, et ce ne fut qu'avec effort que je pus retourner près de ma pauvre mère. Je la trouvai à moitié habillée, assise sur son lit. « Rassurez-vous, lui dis-je, ce n'est pas encore pour aujourd'hui. »

Depuis cet événement et durant près de trois mois, chaque jour à la même heure, j'avais le même tremblement, et je fus plus long-temps encore à pouvoir entendre sans tressaillir le bruit d'une sonnette.


Mémoires et Souvenirs de Charles de Pougens, Chevalier de Plusieurs Ordres, de l'Institut de France, des Académies de La Crusca, de Madrid, de Gottingue, de St-Pétersbourg, etc. ; commencés par lui et continués par Mme Louise B. de Saint-Léon. Paris: H. Fournier Jeune, 1834. Chapitre XIII: pp. 177-185.

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