Chapitre IV
Départ de Rome. — Léger espoir de recouvrer la vue. — Arrivée à Lyon. — L'oculiste Janin. — Fermentation contre lui parmi les jeunes gens de la ville. — M. le prince de Conti. — M. de La harpe. — L'amitié conduisant l'amour. — Madame de la Verpillière. — Portrait de M. de Pougens par elle. — La belle Ernestine de T....
L'abbé Lamontagne, arrivé à Rome vers le milieu de l'été de 1779, quitta bientôt cette ville avec son élève infortuné. Placés l'un et l'autre dans la voiture qui les entraînait loin de ces lieux où le jeune Pougens laissait de si vifs regrets dans le cœur de toutes les personnes qu'il y avait connues, les deux voyageurs ne parlaient point et se livraient aux plus douloureuses réflexions. L'abbé Lamontagne m'a raconté que les premiers jours de ce triste voyage avaient été pour lui une des époques les plus pénibles de sa vie.
« Je contemplais, me disait-il, ce cher, ce noble jeune, homme, dont les regards si doux, si expressifs, étaient encore présens à ma pensé, je le contemplais avec un serrement de cœur inexprimable ; je ne disais rien et il comprenait mon silence. Le troisième jour de notre départ, je le vis reprendre un air calme et serein. « Mon cher Prieur, me dit-il, en me serrant fortement la main, j'ai accordé à la nature ces premiers momens de faiblesse, car hélas ! je n'eusse pu m'en défendre ; mais je veux, je dois me soumettre à ma cruelle destinée et désormais vous serez content de votre élève. » En effet, continua l'abbé, je ne revis plus dans sa physionomie cet abattement que j'y avais remarqué, et quand je le quittai à Lyon où il se proposait de passer quelques mois, j'eus la satisfaction de le laisser avec un léger espoir de recouvrer la vue. »
Ce léger espoir parut s'accroître encore, car M. de Pougens logé à Lyon, hôtel de Provence, rue de l'Arsenal, pouvait entrevoir de la croisée de sa chambre les rives de la Saône et au delà le côteau de Fourvière sur lequel est située l'église de Notre-Dame ; il distinguait si c'étaient des hommes ou des femmes qui entraient et sortaient de cette église ; il distinguait aussi les traits des personnes qu'un intérêt bien vif conduisait chez lui. Cet intérêt se changea pour quelques-unes d'entre elles en la plus tendre, la plus constant amitié ; je citerai dans ce nombre madame de Royer, femme aussi remarquable par son amabilité que par les vertus de son cœur, et M. Romany, artiste distingué, dont le vrai talent pour la peinture se déclara dès sa plus tendre jeunesse, et qui réunit à ce mérite les qualités rares d'une ame élevée et véritablement sensible. Tous deux s'attachèrent à M. de Pougens et lui vouèrent la plus sincère amitié ; ils existent encore et ils mêlent, hélas ! leurs larmes à celles que nous versons.
Madame de Royer, femme du lieutenant-général de police et échevin de la ville, recevait chez elle toutes les personnes marquantes qui passaient à Lyon. Son mari ainsi qu'elle surent apprécier le jeune voyageur qui leur fut présenté ; ils l'accueillirent avec empressement et le traitèrent bientôt comme l'enfant de la maison.
Malheureusement pour M. de Pougens, il y avait alors à Lyon un oculiste nommé Janin qui, après avoir examiné les yeux du jeune convalescent, assura positivement que par son traitement il le rendrait à ses premières fonctions, c'est-à-dire à la faculté de pouvoir se livrer au travail comme avant la cruelle maladie qu'il venait d'éprouver. Le sieur Janin osa faire la même promesse à Mgr. le prince de Conti, qui lui avait fait écrire pour qu'il lu donnât le détail exact de ses espérances à cet égard.1 D'après des assurances aussi positives, M. de Pougens crut devoir accorder sa confiance à M. Janin et se soumit à son traitement. Ce traitement cruel produisit bientôt des douleurs affreuses. Le malheureux oculiste employa des lotions tellement corrosives que loin de rendre la vue à son patient, il finit par l'aveugler entièrement.
Ce fut dans cette cruelle circonstance que la tendre amitié dont madame de Royer et M. Romany se plaisaient à lui donner des marques, redoubla avec plus de force, plus d'énergie. Ce dernier alla partager l'appartement qu'occupait son ami, afin de lui prodiguer tous ses soins, et madame de Royer voyait chaque jour l'objet intéressant de la sollicitude de tous ceux qui avaient appris à l'apprécier. Ce fut chez elle que M. de Pougens fit connaissance avec M. de La Harpe. Un jour ce dernier, considérant madame de Royer donnant le bras au jeune chevalier, s'écria : « Voilà l'amitié conduisant l'amour. »
Une autre personne qu'il rencontra pour la première fois dans la même maison, ce fut M. Barou du Soleil, avocat du roi à la sénéchaussée de Lyon et membre de l'Académie royale de cette ville, homme d'un mérite éminent et qui sut bientôt apprécier celui du jeune chevalier. Il conçut pour lui un tel intérêt, un attachement si tendre, qu'il l'engagea à venir occuper un appartement dans son hôtel, situé place de Bellecour. Là il lui prodigua, ainsi que sa vertueuse compagnie, les soins les plus touchans. Hélas ! cet homme de bien, ce véritable philanthrope, tomba victime de la révolution sous le règne de terreur, et ce fut un des chagrins les plus vifs qu'éprouva le cœur sensible de M. de Pougens.
Madame de la Verpillière, mère du major de la place, avait aussi voué au jeune chevalier une tendresse vraiment maternelle. Elle tenait un grand état de maison, recevait les personnes les plus distinguées par leur mérite, leur savoir, et réunissait dans son cercle les littérateurs les plus célèbres. Madame de la Verpillière jouissait avec une sorte d'orgueil de l'effet que produisaient au milieu de cette société choisie, les connaissances variées, le ton simple, naturel, et la modestie de son jeune ami dont elle ne parlait qu'avec les plus vifs éloges. Je ne puis me défendre de transcrire ici quelques fragmens du portrait qu'elle fit de M. de Pougens ; ce portrait a été donné par madame la présidente de Fleurieu, nièce de madame de la Verpillière, à une de mes amies.
« Le chevalier de Pougens a l'ame tendre, douce, honnête, l'imagination vive et la plus grande sensibilité. Cette précieuse qualité répand sur sa personne, ses actions, sa manière d'être, un charme, un intérêt qui le rend également cher à ses amis et à la société. Il est impossible de le connaître sans désirer qu'il soit heureux et gémir des rigueurs de sa destinée ; ses principes, ses opinions, ses préjugés sont vertueux et même un peu romanesques. La bienfaisance est un besoin pour lui ; il se prive sans peine et même avec joie des choses qui lui seraient agréables et utiles pour venir au secours de l'infortune et se livre trop aisément à ses impressions à cet égard ; il est à craindre que sa générosité ne s'accorde pas toujours avec la situation présente de ses affaires. L'amitié est plus nécessaire à son existence que l'air qu'il respire ; son ame en est profondément pénétrée et occupée ; il pousse jusqu'à l'enthousiasme les devoirs, les sacrifices, les obligations que ce sentiment respectable impose ; personne n'en connaît mieux que lui les nuances fines et délicates. . . . . . . . . . . . . . . . Il est assez étonnant que je n'aie pas encore parlé de ses dons extérieurs, de l'universalité de ses connaissances, de ses talens, de son goût, de son aptitude pur les arts et pour les sciences, des graces, de la finesse, de l'étendue de son esprit. Aux yeux d'une femme de mon âge les vertus passent avant tout. Je n'en rends pas moins de justice à l'agrément, à la décence de sa conversation, à sa politesse noble, à ce ton du grand monde que l'on acquiert dans la bonne compagnie. Il a une sorte de galanterie et même de coquetterie dans l'esprit qui le rend infiniment aimable ; il dédaigne le persiflage et l'épigramme comme étant aisés pour l'esprit et difficiles pour le cœur. Il a une modestie et une sorte de timidité rares avec tant de raison d'être un peu présomptueux. . . . . . . . . . J'ai écrit d'après mes véritables sentimens ; je n'ai q ame reprocher ni flatterie, ni dissimulation ; je suis bien persuadée que ceux qui savent apprécier le mérite et les vertus ne le jugeront pas autrement que moi. »
Environ un an après, madame de la Verpillière fit un voyage à Paris où elle tomba dangereusement malade ; tous ses brillans amis et même ses parens les plus proches ne fesant alors chez elle que de rares applications, elle se serait trouvée livrée à une solitude presque complète ; mais le chevalier de Pougens passa constamment des heures entières au chevet de son lit et lui prodigua les plus tendres soins.
Elle avait bien raison dans le portrait qu'on vient de lire, d'exprimer ses craintes que la générosité de son jeune ami ne s'accordât pas toujours avec la situation de ses affaires. Car cédant trop facilement à son penchant pour la bienfaisance, il se trouva tout-à-coup dans une gêne extrême, et cela à l'époque où il éprouvait les plus affreuses douleurs dans les yeux, par suite du traitement de M. Janin. Il était tombé dans un tel état de marasme qu'à peine on pouvait l'entendre parler : eh bien, il ne perdit point courage, et voulant, sans contracter des dettes, sortir de l'embarras où il se trouvait, il forma le plan d'une Bibliographie raisonnée, d'après diverses notes qu'il avait recueillies dans la bibliothèque du Vatican, dicta, malgré son extrême faiblesse, cet ouvrage à son secrétaire, et gagne mille écus en six semaines. Messieurs Salasc et compagnie furent ses bailleurs de fonds, il s'acquitta entièrement envers eux, mais ne continua point cette Bibliographie, voulant se livrer exclusivement à son Trésor des origines, etc.
Il est nécessaire que je parle de quelques circonstances qui ont influé d'une manière trop vive sur l'existence sensible de M. de Pougens, pour qu'il ne soit permis de les passer sous silence. Parmi les personnes dont il fréquentait la société à Lyon, se trouvait une noble famille étrangère. Le baron de T***, sa femme et ses trois filles qui y étaient arrivés depuis quelque temps, se voyaient dans une situation assez précaire par suite de plusieurs événemens dont les détails ne sont point parvenus à ma connaissance. M. de Pougens eut le bonheur de leur rendre des services et ils en furent sincèrement touchés. Ernestine, l'aînée des trois filles, alors âgée d'environ vingt ans et remarquable par son extrême beauté, éprouva bientôt la plus vive passion pour le jeune chevalier. La modestie ordinaire à ce dernier l'empêcha d'abord de supposer que la belle, la séduisante mademoiselle de T*** l'eût distingué d'une manière aussi flatteuse, et il attribua à une reconnaissance un peu exaltée, peut-être, le trouble, la vive émotion que témoignait la jeune personne quand il se présentait à ses regards.
Sur ces entrefaites il fut reçu membre de l'Académie Royale des Sciences, des Belles-Lettres et des Arts de Lyon, et il quitta cette ville en 1780 pour retourner à Paris. Là il retrouva la famille du baron de T***, et continua à la fréquenter avec assiduité.
La belle Ernestine, pus éprise que jamais de M. de Pougens, parvint enfin à le persuader de l'existence d'un sentiment dont il s'obstinait à douter. Enfin il se livra à son tour à toutes ces illusions enivrantes qui colorent d'une teinte si vive, si gracieuse, les premières années de la jeunesse, jusqu'à ce que le temps et l'expérience viennent effacer de leurs mains sombres les brillantes couleurs d'un si charmant tableau.
Le premier soin des deux amans fut de s'occuper, comme de raison, des moyens d'assurer leur union future ; mais Ernestine n'avait aucune fortune, celle du chevalier était viagère et depuis la perte de sa vue il lui restait peu de chances d'un avancement quelconque dans les diverses carrières que, sans ce malheur, il eût pu parcourir avec un si brillant succès. De plus, s'il se mariait, il ne pouvait entrer en jouissance de son prieuré de la Tour-du-Lay, dont l'abbé Lamontagne était provisoirement titulaire.
Le baron de T***, ainsi que sa femme, continuaient à accueillir le chevalier de la manière la plus affectueuse. J'ignore s'ils se doutaient de la passion romanesque de leur fille aînée pour lui, ce qui était probable, mais ils s'affligeaient de l'éloignement qu'elle marquait en général pour le mariage, car Ernestine, au fond du cœur, était décidée à n'avoir jamais autre époux que M. de Pougens.
Celui-ci, qui à toutes les affections plus ou moins vives qu'il a éprouvées durant son existence a toujours joint une sorte de paternité, pensait avec douleur à l'état précaire où se trouvait sa chère Ernestine. Elle venait de perdre sa mère, et, pour se soustraire aux persécutions du baron qui insistait avec force pour qu'elle se mariât, elle se réfugia dans un couvent. Par bonheur elle obtint, vers ce temps-là, une pension qu'avait sollicitée pour elle madame la marquise del V..., qui la chérissait tendrement, la nommait sa sœur, et s'intéressait vivement à l'amour de sa jeune amie pour le chevalier de Pougens ; elle témoignait aussi à ce dernier une amitié sincère, et il y répondait avec la plus vive reconnaissance. Mais toujours occupé de ce qui pouvait plaire à l'objet de son amour, il engagea madame la comtesse de T...é, qu'il avait connue à Rome et avec laquelle il était intimement lié, à offrir un logement chez elle à M. le baron de T***. Elle lui accorda sa demande, ainsi que celle de faire venir Ernestine souvent près d'elle, et de lui prodiguer tous les soins que pouvaient faire naître la position où se trouvait alors cette jeune personne.
Madame la comtesse de T...é éprouva bientôt pour Ernestine l'intérêt le plus tendre ; elle le lui témoigna, lui permit de l'appeler sa mère, mais s'apercevant de la constance avec laquelle elle refusait tous les partis sortables qu'on lui offrait, elle en découvrit la véritable cause, et ce fut avec chagrin, vu que la raison et les convenances s'opposaient également à une union entre le chevalier et sa jeune amie. Elle fit valoir avec force les motifs qui devaient convaincre M. de Pougens de la nécessité de renoncer à Ernestine ; elle lui conseilla l'absence et l'engagea à partir pour Genève.
Il senti la justesse des raisons que lui furent alléguées, et promit de s'y soumettre. « Madame la comtesse de T...é, m'a-t-il dit souvent, avait su m'inspirer un sentiment si vif, si tendre, si filial, que je la considérais relativement à moi, comme une seconde providence. Je me plaisais à la faire lire jusque dans les derniers replis de mon cour, et l'affection maternelle qu'elle me témoignait, son intérêt si touchant, ses sages conseils, parvenaient constamment à adoucir mes chagrins et à me consoler de mes malheurs. »
D'après une connaissance plus intime que madame la comtesse de T...é fit avec Ernestine, elle parvint bientôt à être instruite de l'exaltation de son amour pour le chevalier : elle eût désiré sans doute pouvoir les unir ; mais voyant enfin la chose absolument impossible, elle crut devoir employer de nouveau les armes d'une raison sévère pour combattre un sentiment qui ne pouvait faire désormais que le malheur de ses deux jeunes amis, et elle sut obtenir de chacun d'eux, avant le départ du chevalier pour Genève, la promesse de mettre fin à la correspondance qu'ils entretenaient avec tant d'activité.
Cette promesse fut sans doute faite de bonne foi, mais il devint impossible aux deux amans de l'accomplir, et ils continuèrent à s'écrire à l'insu de la comtesse. Ernestine, au désespoir du départ de M. de Pougens, lui adressait à Genève les lettres les plus brûlantes, les plus passionnées. Chacune d'elles réitérait le serment de n'être qu'à lui, et une correspondance plus suivie que jamais s'établit entre elle et l'objet de ses vifs regrets.
Le chevalier, néanmoins très agité par la crainte que madame la comtesse de T...é ne parvînt à savoir que, malgré sa promesse, il continuait à correspondre avec Ernestine, et ne pouvant résister à l'inquiétude qu'il en éprouvait, se décida à quitter Genève pour aller à Avignon, où était alors son ami le plus cher, son meilleur ami, pour lui demander conseil et consolation. M. de F... le reçut avec attendrissement, écouta attentivement les détails qu'il lui donna sur l'embarras où il se trouvait, mais l'engagea à avouer avec franchise sa faute à madame la comtesse de T...é. Effrayé de cette démarche, il ne voulut point y consentir ; alors M. de F... écrivit à Ernestine de se charger de ce soin, ce qu'elle fit avec docilité en montrant la lettre de M. de F... à sa mère adoptive. Celle-ci fut excessivement irritée de cette découverte, et, dès-lors, s'opposa formellement au retour du chevalier à Paris.
En vain M. de F... plaida la cause de son ami, en vain il témoigna des craintes que la santé de cet homme si intéressant, déjà ébranlée par tout ce qu'il avait souffert, ne succombait à de nouveaux chagrins ; la comtesse demeura inflexible, et ne parut même pas touchée des lettres de M. de F... où la sensibilité la plus profonde, le dévouement le plus absolu pour son ami malheureux, respiraient à chaque page.
Le chevalier, alors fatigué de toutes les tribulations qui l'accablaient, éprouva un tel découragement, qu'il voulut se réfugier dans un cloître et y passer le reste de sa vie. Il alla à Carpentras pour exécuter son projet ; mais la douleur d'Ernestine lui inspira des lettres si déchirantes, elle parut livrée à un tel désespoir qu'il céda à ses instances et revint à Avignon près de son ami.
Enfin madame la comtesse de T...é s'apaisa et il fut permis à M. de Pougens de revenir près d'elle. Il partit aussitôt ; mais arrivé à Lyon, il apprit que l'infortunée Ernestine, tombée dangereusement malade, était aux portes du tombeau. A cette triste nouvelle, il voyagea jour et nuit et arriva près de son amie expirante, n'ayant pris, durant trois jours, d'autre nourriture qu'un verre de lait et quelques pastilles de menthe.
Ernestine, plongée dans un abattement léthargique, reconnut la voix du chevalier, parut un peu ranimée, et quelques jours après on conçut l'espérance de la conserver à la vie. Cette espérance se réalisa, mais sa convalescence fut longue et pénible.
Je m'arrête ici et j'abrège ces détails trop longs peut-être, il me suffira de dire que cette liaison si vive entre Ernestine et le chevalier, dura plus de trois ans. Vers cette époque la jeune personne parut se refroidir insensiblement ; enfin, au mois de novembre 1783, et au moment où M. de Pougens pleurait encore la mort de son ami M. D'Alembert, madame la comtesse de T...é, interrogée par lui sur les causes du changement qui se manifestait dans sa fille adoptive, lui répondit froidement : « Ernestine ne vous aime plus. »
Ces paroles, proférées du ton le plus dur, blessèrent le cœur si sensible du chevalier. Il ne prononça pas un mot, se leva et sortit de cette maison qu'il avait considérée jusqu'alors comme un temple, un sanctuaire.
C'est ici qu'on pourra juger de la force d'ame dont le ciel avait doué M. de Pougens. Ernestine, infidèle, ingrate, ne s'offrit que secondairement à sa pensée ; mais Ernestine dépendante et n'ayant plus que des moyens assez médiocres pour subsister si elle venait à perdre sa protectrice, sa mère adoptive, lui inspira le plus vif désir de lui être utile. Affranchi désormais de toute crainte qu'on pût lui supposer des motifs personnels, puisque Ernestine renonçait à lui, il brava, il vainquit sa vive répugnance à retourner chez la comtesse de T...é. Il continua donc ses mêmes habitudes, sa même assiduité près d'elle, et quoiqu'il fût sans cesse témoin des préférences marquées qu'Ernestine donnait au rival qui lui avait succédé, il ne négligeait aucune occasion de la faire valoir près de sa mère adoptive.
La comtesse de T...é, qui n'avait point d'enfant, possédait une terre d'un revenu assez considérable aux environs de Paris. A force de soins, de persévérance, il parvint à obtenir d'elle que cette terre serait donnée, après sa mort, en usufruit à Ernestine. Depuis lors, il cessa d'aller chez la comtesse de T...é et ne la revit jamais. Néanmoins, durant l'émigration, et dans des circonstances bien dangereuses, il ne cessa, jusqu'au point de compromettre sa liberté et même sa vie, de s'occuper à lui rendre tous les services qui étaient en son pouvoir.
Ernestine ! si vous existez encore et si cet écrit tombe entre vos mains, vous verrez si j'ai exagéré les vertus de celui qui vous fut si cher. Vous avez été ingrate envers lui, mais ne l'avez-vous pas été aussi envers votre mère adoptive ? Recueillez-vous, consultez vos souvenirs, et s'ils ne se changent point en remords, je vous plains du fond de mon cœur.
Notes
1. L'intérêt soutenu que feu M. le prince de Conti a témoigné à M. de Pougens a fait répandre sourdement dans le public un bruit qu'il était fils du père de ce prince. L'auteur de l'article nécrologique du Constitutionnel, 26 décembre 1833, a même cru devoir admettre cette supposition ; or, je suis autorisé à déclarer ici qu'elle est entièrement dénuée de vérité. M. de Pougens n'était point file de M. le prince de Conti.
Mémoires et Souvenirs de Charles de Pougens, Chevalier de Plusieurs Ordres, de l'Institut de France, des Académies de La Crusca, de Madrid, de Gottingue, de St-Pétersbourg, etc. ; commencés par lui et continués par Mme Louise B. de Saint-Léon. Paris: H. Fournier Jeune, 1834. Chapitre IV: pp. 97-111.
This page is by James Eason.