Chapitre VII

Retour en France. — Canons de la Bastille. — Drame en prose intitulé : La Religieuse de Nîmes. — Chénier. — Talma. — Troubles de 1789. — St-Germain-en-Laye. — Marly. — La Duchesse de Beauvilliers-St-Aignan. — Son portrait. — Ses singulières promenades à âne. — Madame de Bourdic. — Anecdotes.


Ce fut à la naissances des orages de la révolution que M. de Pougens revint dans sa patrie ; il alla demeurer à Ménilmontant avec la famille Thiery qu'il retrouva avec plaisir et qui, depuis cette époque, habita constamment avec lui. Lors de la prise de la Bastille, et au bruit du canon, il travaillait à son drame de la Religieuse de Nîmes d'après lequel Chénier composa sa tragédie de Fénélon. Je ne sais pourquoi ce dernier a attribué à l'archevêque de Cambrai la conduite touchante et évangélique de Fléchier, évêque de Nîmes. Quoi qu'il en soit, le drame de M. de Pougens, où respire une sensibilité si douce, une passion si brûlante, fut lu par Talma dans diverses sociétés, même en présence de plusieurs évêques, et obtint le plus brillant succès. Cet ouvrage ne fut imprimé qu'en l'an IV (1792) à l'imprimerie qu'avait formée alors M. Dupont de Nemours.

Cependant les troubles affreux qui éclatèrent à Paris après la prise de la Bastille, et qui se firent sentir jusque dans les lieux qu'habitait M. de Pougens, le forcèrent à s'éloigner. Il prit la résolution de venir se réfugier à Saint-Germain, où jusqu'alors on avait été fort tranquille. Ne pouvant traverser la capitale, car on se serait exposé à être arrêté aux barrières, il fallut longer les dehors de la ville pour gagner Saint-Denis ; là M. de Pougens, son secrétaire, ainsi que madame et mademoiselle Thiery, ses compagnes de voyage, trouvèrent une voiture qui les conduisit à Nanterre d'où ils firent la route à pied jusqu'à Saint-Germain. Tous les quatre vêtus de noir, couverts de poussière, le chevalier portant son violon renfermé dans un étui, le secrétaire ayant sous son bras un large portefeuille contenant des papiers, madame et mademoiselle Thiery chacune affublée d'un gros paquet, entrèrent chez ma mère à environ sept heures du soir.

A la fois effrayées et charmées de les voir, nous les interrogeâmes sur les causes de leur fuite, et les détails qu'ils nous donnèrent n'étaient nullement rassurans ; mais la sécurité dont ils espéraient jouir à Saint-Germain ne fut pas de longue durée. La nuit même de leur installation dans cette ville, on fut réveillé par le bruit des tambours qui battaient la générale, par le tocsin sonnant sans relâche et par les cris du peuple en insurrection. Heureusement cette effervescence se calma, et M. de Pougens, après avoir passé environ quinze jours à Saint-Germain, retourna à Ménilmontant.

En 1790, désirant jouir de l'air de la campagne, il obtint pour quelques mois la jouissance de l'un des jolis pavillons qui existaient alors dans le parc de Marly. Madame et mademoiselle Thiery l'avaient accompagné ; nous vînmes, ma mère et moi, peu de temps après, augmenter leur société.

Plusieurs personnes avaient obtenu, comme M. de Pougens, un logement dans les divers pavillons du parc : de ce nombre étaient madame la duchesse de Beauvilliers-Saint-Aignan, madame la comtesse d'Espagnac et madame la baronne de Bourdic. Ces trois dames se lièrent particulièrement avec M. de Pougens et venaient le visiter fréquemment.

La duchesse de Beauvilliers s'occupait beaucoup de chimie et aimait à faire des promenades à âne dans le parc ; mais comme elle craignait toujours de tomber de sa monture, elle se faisait accompagner par quatre domestiques, l'un à la tête, l'autre à la queue du coursier à longues oreilles ; le troisième et le quatrième domestique marchaient de chaque côté de la duchesse qui, malgré tant de précautions, n'était nullement rassurée.

C'est dans cet équipage qu'elle venait presque toujours visiter le pavillon que nous occupions, et quand, à son retour chez elle, M. de Pougens augmentait son cortège, elle paraissait enchantée. Madame la duchesse de Beauvilliers avait de l'esprit ; une sorte d'originalité rendait sa conversation très piquante. Elle avait pris mademoiselle Thiery en amitié et se plaisait à lui en donner des marques.

Madame d'Espagnac, bonne, sensible, très instruite, m'a paru bien aimable. Elle faisait de longues promenades dans le parc, mais non de la même manière que madame de Beauvilliers.

Madame de Bourdic.... Quels souvenirs agréables se retracent à ma mémoire en écrivant le nom de l'une des femmes les plus intéressantes qui aient jamais existé ! Ses manières gracieuses, son esprit, son talent si distingué pour la poésie, le cédaient encore à la rare bonté de son cœur. On peut dire que cet être excellent a possédé toutes les vertus qui peuvent faire naître l'estime et commander l'admiration. M. de Pougens avait pour elle le plus sincère attachement.

A des qualités si éminentes, madame de Bourdic joignait une gaieté franche qui répandait le plus grand charme dans sa société ; des saillies charmantes lui échappaient sans cesse, et jamais personne n'a mieux possédé qu'elle le genre d'esprit que J.J. Rousseau appelait l'esprit de tout à l'heure. Je puis le certifier ayant été témoin de ce que j'avance.

Étant un jour dans son salon à Marly, une dame dont j'ai oublié le nom, mais qui était grande, maigre, pâle, et qui avait un nez très long, vint lui faire une visite. Madame de Bourdic, debout devant la glace de sa cheminée, y jetait de fréquens coups d'œil. — « Ah ! s'écria la dame en question avec un sourire un peu ironique, voilà madame de Bourdic toujours se contemplant dans un miroir. » — « Vous avez raison, madame, répliqua-t-elle vivement, mais c'est parce que je cherche à m'assurer par moi-même si l'on peut s'accoutumer à la laideur. »

Peu de temps après, cette même dame, qui avait la prétention de faire de jolis vers, apporta une romance qu'elle venait de composer et la présenta à madame de Bourdic qui, assise à son piano, faisait entendre quelques accords. — « Vous devriez bien, ma chère baronne, lui dit-elle, chanter les couplets de ma romance. » — « Mais, madame, lui répondit madame de Bourdic, vous savez bien que je n'ai point de voix et que je ne chante jamais. » — « Pardonnez-moi, répliqua la dame, votre voix a peu d'étendue, il est vrai, mais elle est parfaitement juste, et je suis sûre que vous chanterez mes couplets à merveille. » Nouveau refus, nouvelles instances. — « Madame, s'écria enfin madame de Bourdic impatientée, et peut-être se rappelant alors la maligne observation du miroir, je sifflerai vos couplets si vous le voulez absolument, mais pour les chanter, cela m'est impossible. »1


Notes

1. Après la mort de madame de Bourdic, un homme de lettres chargé de faire un article nécrologique sur cette femme célèbre, et sachant que j'avais été liée avec elle, me fit demander quelques renseignemens sur son compte. Je m'empressai de le satisfaire, et je crois lui avoir envoyé, au nombre de mes notes, les deux saillies que je viens de citer ; mais je ne me rappelle pas si je lui ai fait part de la suivante. Madame de Bourdic, très aristocrate, au commencement de la révolution, se promenait aux Tuileries sur la terrasse des Feuillans, avec un académicien d'une opinion contraire ; la discussion s'échauffe. Le démocrate s'arrête tout-à-coup, et, jetant ses regards vers le bâtiment où se tenait alors l'Assemblée Nationale, il s'écrie : — « Ecoutez, Madame, comme on applaudit ! c'est Mirabeau qui doit parler maintenant. » — « Oui, répondit madame de Bourdic, j'entends qu'on applaudit, et je voudrais que ce fût à tout rompre. » On sait que madame de Bourdic épousa, à l'âge de treize ans, M. le marquis d'Antremont. Veuve à seize ans, M. le baron de Bourdic, major de la ville de Nîmes, devint son second époux. De longues années après, elle épousa, en troisième noces, M. Viot, l'un des administrateurs des domaines, et depuis consul à Barcelone.


Mémoires et Souvenirs de Charles de Pougens, Chevalier de Plusieurs Ordres, de l'Institut de France, des Académies de La Crusca, de Madrid, de Gottingue, de St-Pétersbourg, etc. ; commencés par lui et continués par Mme Louise B. de Saint-Léon. Paris: H. Fournier Jeune, 1834. Chapitre VII: pp. 133-139.

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