Chapitre XVI

Madame Mareschal d'Hourges. — Son caractère. — Ses étranges manies. — Promenades nocturnes. — Chemises de soie. — Un menuisier pour tailleur. — M. Maximilien Habicht ; modèle de reconnaissance.


Il faut que je fasse mention d'une personne qui a constamment donné à Monsieur de Pougens des marques de son estime et de son attachement, madame Mareschal d'Hourges, que la ville de Soissons doit être flattée d'avoir vue naître.

Cette excellent femme unissait, à une amabilité peu commune, de l'esprit et des connaissances variées ; mais ce qui m'a le plus frappée en elle, c'est de ne l'avoir, durant l'espace de plus de trente années que je l'ai connue, jamais entendu dire du mal de personne1 ; l'extrême bonté de son cœur la portait toujours à bien juger d'autrui, et l'on peut assurer que, de sa vie, elle n'a nui à qui que ce fût, excepté à elle-même.

Sur ce dernier article on pouvait l'accuser de se livrer à des manies assez extraordinaires qui, après avoir détruit sa santé, ont fini par lui causer la mort. Par exemple, elle adoptait successivement plusieurs systèmes prétendus sanitaires ; tantôt elle croyait que l'air humide des soirées d'automne était très-sain à respirer, et elle faisait des promenades dans la campagne depuis dix heures du soir jusqu'à minuit ; tantôt elle adoptait un régime bizarre pour sa nourriture, auquel en succédait un autre plus bizarre encore. Ses vêtemens étaient soumises à la même méthode : elle ne portait que des chemises de soie, et avait imaginé plusieurs espèces de corsets, qui, selon elle, devaient être excellens pour l'exact équilibre du corps ; elle finit par en inventer un en bois, et ce fut un menuisier qu'elle prit pour son tailleur.

Durant les trois ou quatre dernières années de sa vie, elle ne faisait que voyager et quittait rarement les voitures publiques. Ses courses étaient néanmoins très-circonscrites ; elle allait constamment de Soissons à Paris, de Paris à Saint-Germain, à Versailles ou à d'autres environs de la capitale, ne s'arrêtait dans ces diverses villes que pour attendre le départ de nouvelle voitures qui la ramenaient à l'endroit d'où elle était partie. Le jour même de sa mort (21 septembre 1828,) elle demande à se mettre en route pour ses excursions ordinaires, en soutenant d'une voix expirante que c'était le seul moyen de la rendre à la vie.

A travers ces diverses manies elle conservait toute la fraîcheur, toute la liberté de son esprit et de son jugement. Monsieur de Pougens, qui avait pour elle un attachement véritable, s'efforçait en vain de lui prouver que sa manière de vivre pouvait devenir très-nuisible à sa santé ; elle l'écoutait avec douceur, souriait, le priait de ne point la gronder et ne changeait rien à sa manière d'être.

Ici se présente le nom d'un jeune homme pour lequel Monsieur de Pougens avait conçu une affection vraiment paternelle. M. Maximilien Habicht,2 né à Breslau en Silésie, âgé alors d'environ dix-huit à vingt ans, enflammé par l'amour des sciences, était venu en France malgré la volonté de son père. Désirant avec ardeur se livrer à l'étude des langues orientales, il céda au penchant qui l'entraînait hors de sa patrie pour suivre à Paris les cours des plus célèbres professeurs ; néanmoins, avec toute l'inexpérience de la jeunesse, il n'avait pas songé qu'il fallait, non-seulement du zèle et de l'aptitude pour les sciences, mais aussi des moyens pécuniaires qui pussent le mettre à même de s'y livrer avec sécurité. Son père, dont la sévérité était extrême, irrité d'un départ auquel il n'avait cessé de mettre obstacle, refusa de lui faire parvenir aucun secours. Le pauvre jeune homme, pour ainsi dire tombé des nues dans une ville immense, trouva en Monsieur de Pougens un second père qui le reçut avec affection, le recommanda vivement aux savans les plus célèbres et lui rendit tous les services qui dépendaient de lui. Jamais soins ne furent mieux récompensés : le jeune Maximilien Habicht, durant deux ou trois ans qu'il passa à Paris, ne fit pas une seule faute. La pureté de ses mœurs, son assiduité à l'étude, furent constamment au-dessus de tout éloge, et la vive, la touchante reconnaissance qu'il a conservée pour Monsieur de Pougens, fait aussi celui de son cœur.


Notes

1. Je n'ai pas toujours été dans le cas de faire la même remarque, et sans entrer ici dans des détails pénibles à cet égard, qu'on me permette une simple réflexion. Si on tolère la médisance parce qu'elle est en quelque sorte le type de la conversation de bien des gens qui n'ont que cette misérable ressource pour faire valoir la leur, ne doit-on pas considérer avec une vive indignation la calomnie, cette arme perfide dont les blessures font gémir l'innocence ? Les préjugés établis accordent aux hommes la faculté de demander raison d'une calomnie ; mais les femmes, victimes des traits lancés contre elles, n'ont d'autre refuge que la paix de leur conscience et la résignation.

2. Aujourd'hui docteur en philosophie et professeur de langue arabe à l'Université de Breslau.


Mémoires et Souvenirs de Charles de Pougens, Chevalier de Plusieurs Ordres, de l'Institut de France, des Académies de La Crusca, de Madrid, de Gottingue, de St-Pétersbourg, etc. ; commencés par lui et continués par Mme Louise B. de Saint-Léon. Paris: H. Fournier Jeune, 1834. Chapitre XVI: pp. 201-205.

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