Chapitre XVII
Le duc de Mahon-Crillon. — Les sorciers. — Anecdote. — Réception de Monsieur de Pougens à l'Institut. — M. Gail. — Originaux. — Jeunes commis. — Mademoiselle Williams.
Quel intéressant tableau n'aurais-je pas à mettre sous les yeux du lecteur si je pouvais peindre le mérite supérieur et l'amabilité de diverses personnes avec lesquelles Monsieur de Pougens a eu le bonheur d'être en relation vers cette époque. J'ai déjà cité madame la duchesse d'Ossuna à qui il allait quelquefois rendre son hommage chez elle ainsi qu'à son illustre époux ; leurs trois filles,1 quoique bien jeunes encore, annonçaient déjà l'aurore des nobles qualités qui les ont distinguées depuis. J'ai eu occasion, à une séance du Lycée, d'admirer leurs tailles élégantes, leurs manières gracieuses, et j'ai été frappée surtout de la charmante figure, des grands yeux noirs et des jolis cheveux blonds de la jeune donna Manuela, âgée alors d'environ six ou sept ans.
M. le duc de Mahon-Crillon venait fréquemment chez Monsieur de Pougens. Ce jeune homme, naturalisé Espagnol, mais au fond du cœur fier de la patrie que le nom de Crillon avait illustrée, était, quoique à peine âgé de vingt ans, éperdument amoureux d'une femme de quarante, veuve d'un des ministres de la cour de Madrid, et avec laquelle des raisons de famille, ainsi que les ordres du roi d'Espagne, l'empêchaient d'unir son sort. On l'envoya en France dans l'espoir que l'absence, l'éloignement, éteindraient cette passion violente ; on se trompa, le jeune duc ne pensait qu'à sa bien-aimée, ne s'occupait que de son souvenir : il allait constamment chez tous les sorciers et toutes les sorcières de Paris pour faire tirer son horoscope, revenait, transporté de joie, communiquer à Monsieur de Pougens les bonnes nouvelles que plusieurs d'entre eux lui avaient annoncées et recommençait ses visites chez d'autres.
Un jour, ayant appris qu'un fameux diseur de bonne aventure logeait rue Dauphine, il résolut d'aller le consulter ; il nous persécuta, mademoiselle Thiery et moi, sans relâche jusqu'à ce qu'il eût arraché de nous la promesse de l'accompagner dans cette nouvelle course. Nous mîmes pour condition que nous resterions dans une pièce voisine tandis qu'il consulterait l'oracle, car nos principes et notre manière de voir nous défendaient également une semblable curiosité sur l'avenir.
Néanmoins, lorsque la séance secrète fut terminée, la porte mystérieuse s'ouvrit, et le jeune duc d'un air radieux nous engagea à entrer pour jeter seulement un coup d'œil sur le personnage qu'il venait de consulter.
Nous trouvâmes juché dans un grand fauteuil une espèce de cul-de-jatte, coiffé d'un bonnet de poils qui des deux côtés de sa figure se joignait à d'énormes moustaches, et il avait des lunettes vertes à travers lesquelles on distinguait deux gros yeux pleins de malice.
Cet homme était placé devant une large table, l'on y voyait épars des tableaux cabalistiques, des quarts de cercle, un globe céleste et plusieurs jeux de cartes. Voulant nous donner apparemment une haute idée de sa science, il pria M. le duc de Mahon, qui se tenait debout ainsi que nous et qui avait son chapeau à la main, de le remettre sur sa tête ; ensuite, étalant les cartes, il lui dit d'en choisir treize seulement du regard, sans les nommer et sans y toucher, après quoi il les compta, nous fit voir qu'elles étaient au nombre de trente-deux, puis les mêla et les recompta de nouveau : alors il en manquait treize.
« Où sont ces cartes, s'écria le magicien, vous voyez qu'elles ont disparu de dessus cette table ? Monsieur, ajouta-t-il en s'adressant au jeune duc, ôtez votre chapeau ; il obéit et les treize cartes se trouvèrent sur sa tête, réunies en un seul paquet. Il n'y avait personne que nous dans la chambre, nous étions tous les trois éloignés de la table ; le sorcier n'avait pas quitté sa place, circonstances qu'il eut soin de nous faire observer ; mais le regard de cet homme nous parut si affreux dans ce moment, que nous eûmes en vérité peur de lui et que nous ne voulûmes pas en voir davantage.
M. de Pougens grondait le duc de Mahon de suivre avec tant de constance ce qu'il appelait en souriant ses cours de sorcellerie ; le jeune duc se défendait gaiement et continuait à agir de même ; quoi qu'il en soit, rappelé en Espagne, il jouit du bonheur de voir accomplir les prédictions qu'on lui avait faites, car il épousa la femme qu'il aimait.
Le 24 mai 1799, Monsieur de Pougens fut nommé membre de l'Institut et remplaça à l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettes M. Dussaulx qui venait de mourir. Il avait pour compétiteurs M. Caussin et M. Gail. Ce dernier, savant helléniste, avait un si vif désir de se voir élu, que c'était les larmes aux yeux qu'il se plaignait à tout le monde de ce que Monsieur de Pougens l'avait emporté sur lui. Cependant il eut lieu de prendre encore patience, car ce ne fut qu'en 1809 qu'il obtint ce qu'il désirait si ardemment. A cette époque Monsieur de Pougens qui se trouvait à Vauxbuin, fit exprès le voyage de Paris pour aller donner sa voix à M. Gail et ne contribua point médiocrement à sa nomination par la chaleur avec laquelle il plaida, près de ses confrères, en faveur du nouveau candidat.
Peu de temps après sa réception à l'Institut, Monsieur de Pougens fut obligé de changer de domicile ; il quitta la rue Saint-Thomas-du-Louvre et alla loger quai Voltaire. Son appartement et son magasin de librairie étaient situés au premier. Un appartement au troisième se trouvait vacant dans la même maison, nous le prîmes, ma mère et moi.
Là, et quoique Monsieur de Pougens, grace à l'extension de son commerce, eût alors huit ou dix commis, j'eus encore le bonheur de lui être utile pour copier des factures, des catalogues, etc. J'étais aidée dans cette besogne par une de nos amies, madame la comtesse de P... chanoinesse de L., qui, avec une obligeance toujours soutenue, venait chaque jour offrir ses services et nous travaillons souvent ensemble au même bureau.
Parmi la foule des chalands qui se rendaient au magasin de Monsieur de Pougens, il se trouvait quelquefois des originaux qui nous amusaient infiniment et qui eussent pu servir de modèles à Molière et à nos autres auteurs comiques.
Un M. de Ch. — était de ce nombre. Il avait la manie de se dire le parent de toutes les personnes illustres en Europe et de celles qui jouissaient de quelque réputation, soit par leurs talens, soit par les places élevées qu'elles occupaient. Ce M. de Ch. — vous offrait ses bons services d'un air le plus gauchement important : il vous promettait la protection spéciale de son arrière-cousin l'électeur de ..., de son parrain le margrave de ..., de son oncle le duc de ..., etc. — « Monsieur, s'écria un jour Monsieur de Pougens, après avoir entendu pour la vingtième fois le détail emphatique de la généalogie qu'il s'était forgée, s'il vous convenait de faire un voyage aux grandes Indes, et qu'à votre tour vous eussiez besoin de protection dans ce pays-là, voici une dame, ajouta-t-il en me désignant, qui pourra vous offrir des lettres de recommandation pour Ayder-Ali-Khan dont elle est nièce à la mode de Bretagne. » A ces mots, et malgré le rire étouffé de toutes les personnes présentes, M. de Ch. — se tourna de mon côté et me fit une profonde salutation. La semaine suivante, me trouvant un soir à l'Élysée-Bourbon, où l'on donnait alors des fêtes, je vis M. de Ch. — accompagné de quelques personnes ; il me salua d'un air d'intelligence, et j'entendis qu'il disait à sa société : « Cette dame-là, qui est ma cousine, est aussi une nièce d'Ayder-Ali-Khan. » Comme je partis quelques jours après pour la campagne, je n'ai plus revu mon cousin et j'ignore ce qu'il est devenu.
Mais ce qui n'était nullement divertissant, c'étaient les ennuyeux ; ceux-là se trouvaient toujours en nombre et nous excédaient par leur insignifiant bavardage. Les jeunes commis du bureau en avaient dressé une liste alphabétique, et trouvaient plaisant de faire écrire, par les individus mêmes qu'ils y désignaient, leurs noms et leur adresses.
On juge, d'après la bonté, les vertus de Monsieur de Pougens, s'il était chéri des employés de son établissement ; mais je renonce à peindre ici leur dévouement, leur zèle ; c'étaient des enfans qui obéissaient à un père et non des commis qui exécutaient les ordres d'un chef. J'en citerai deux parmi eux qui ont constamment donné à Monsieur de Pougens des marques du plus sincère, du plus constant attachement, et qui ont versé des larmes bien amères à la mort de leur ancien patron. Bon et sensible Cocheris !2 Excellent Rabillon !3 tracer ici vos noms est pour moi un devoir, car vous fûtes bien chers à l'inappréciable ami que nous avons perdu, et vous méritiez bien de lui cette prédilection particulière par les nobles, les touchantes qualités qui vous distinguent l'un et l'autre.
Monsieur de Pougens, après avoir consacré ses journées aux soins multipliés de son commerce, allait quelquefois le soir voir une famille anglaise établie depuis plusieurs années en France ; il me suffira de nommer mademoiselle Williams pour éveiller les regrets de tous ceux qui l'ont connue ainsi que son excellent mère, madame Williams, et sa sœur madame Coquerel, mariée à un Français. Cette dernière, enlevée à son digne époux et à ses parens désolés par une mort prompte et imprévue, a laissé deux fils, M. Athanase et M. Charles Coquerel.
Mademoiselle Williams avait toujours chez elle un cercle nombreux, et telle était l'aménité de ses manières, que chaque personne qui le composait était tentée de se croire une amie. Jamais on n'a joint, à un accueil toujours affectueux, un ton plus simple, plus naturel, et rejeté plus constamment cette cérémonieuse politesse qui glace au lieu d'encourager. On sait que mademoiselle Williams tenait un des premiers rangs parmi les femmes qui ont enrichi l'Angleterre de leurs poésies. Elle a publié aussi plusieurs ouvrages en prose qui ont toujours obtenu le plus brillant succès.
Notes
1. Qui furent depuis, l'une marquise de Camarassa, les deux autres marquise de Santa-Cruz et duchesse d'Abrantès.
2. Maintenant employé au ministère du commerce et des travaux publics.
3. Chef de la maison d'institution à Montrichard.
Mémoires et Souvenirs de Charles de Pougens, Chevalier de Plusieurs Ordres, de l'Institut de France, des Académies de La Crusca, de Madrid, de Gottingue, de St-Pétersbourg, etc. ; commencés par lui et continués par Mme Louise B. de Saint-Léon. Paris: H. Fournier Jeune, 1834. Chapitre XVII: pp. 207-215.
This page is by James Eason.