Chapitre XIX

Dezoteux Cormatin. — Blanc-seing. — Le premier consul accorde à M. de Pougens la liberté du chef vendéen renfermé au château de Ham. — La ville de Lyon pour prison. — Surveillance. — Le général Koszciuszko. — Son caractère ; anecdote. — La comtesse Mycielska et son mari. — Le comtesse Vincent Potoska. — Le prisonnier de la Bastille Masers de la Tude ; anecdote.


Dans le nombre de faits remarquables de la vie de M. de Pougens il en est un bien frappant et qui peint mieux que je ne saurais faire, la haute réputation dont il jouissait. M. Dezoteux Cormatin, l'un des chefs de l'armée royale de la Vendée, ayant été fait prisonnier par les troupes républicaines, était renfermé dans le château de Ham. M. de Pougens, qui ne connaissait le nom de ce chef que par la lecture des journaux, fut étonné de recevoir une lettre de lui. M. Dezoteux Cormatin sollicitait ses bons offices pour le rendre à la liberté, bien persuadé, disait-il, que le droit qu'il avait à son intérêt étant l'infortune, sa prière ne serait point rejetée.

M. de Pougens s'empressa de lui répondre, et une correspondance s'établit entr'eux, durant laquelle M. Dezoteux Cormatin, de plus en plus touché du zèle de celui en qui il avait mis toute sa confiance, finit par lui envoyer son blanc-seing sur une feuille de papier timbrée en le priant de la remplir comme il le jugerait à propos, relativement aux conditions de sa mise en liberté, étant bien convaincu, ajoutait-il, que M. de Pougens ne ferait aucune proposition qui ne fût dictée par l'honneur. Ce dernier renvoya le blanc-seing dont il n'avait fait aucun usage, et eut le plaisir d'annoncer à M. Dezoteux Cormatin qu'il avait obtenu du premier consul sa sortie du château de Ham. La ville de Lyon fut désignée pour le lieu de son exil, où il devait rester prisonnier sur parole et sous la surveillance de la police jusqu'à la fin totale des troubles de la Vendée.

Le nom des guerriers célèbres me rappelle celui de l'illustre Koszciuszko qui avait aussi pour M. de Pougens une bien affectueuse estime. Je l'ai vu quelquefois chez ce dernier, mais plus souvent chez M. le comte Mycielski dont l'intéressante compagne fut et est encore mon amie. Hélas ! aux larmes amères qu'elle a versées en perdant trois fils morts en héros pour leur patrie sur le champ de bataille, se sera joint, j'en suis sûre, un douloureux regret lorsqu'elle a reçu la fatale nouvelle qu'un homme qui lui fut aussi tendrement dévoué que M. de Pougens n'était plus ! bonne et sensible comtesse Mycielska, recevez ici le tribut de mon admiration pour votre courage et votre pieuse résignation durant les affreux malheurs que vous avez éprouvés ! Mais je reviens à une époque où ce sombre avenir nous cachait encore ses immuables et funestes décrets.

Le général Koszciuszko était lié intimement avec la comtesse Mycielska et son mari. La première fois que je vis ce héros, ce fut avec un sentiment d'admiration et de respect ; mais bientôt la simplicité de ses manières, son air de bonhomie, sa gaieté me mirent à mon aise, et ce ne fut plus l'intrépide défenseur de la Pologne qui se présentait à mes yeux, mais un homme aimable, faisant le charme des cercles qu'il fréquentait.

Koszciuszko, à travers l'air de bienveillance qui caractérisait sa physionomie, avait un regard vif et pénétrant dont l'expression, d'une mobilité extrême, était tour à tour douce ou sévère. Son caractère paraissait offrir le même contraste : on l'entendait discuter quelquefois avec énergie les plus hautes questions de la politique ; l'instant d'après il se livrait à son humeur enjouée et s'amusait de la moindre bagatelle.

Je l'ai vu un jour très contrarié de ce qu'en France on ne jouait au volant qu'avec des raquettes au lieu de servir comme en Pologne de cornets adaptés à une espèce de queue de billard. — « Eh bien, général, lui dis-je, je joue assez adroitement au volant, donnez-moi un de ces cornets, j'essaierai de faire une partie avec vous. » A ces mots il parut transporté de joie ; on apporta des cornets, nous jouâmes à la manière polonaise et le bon général, fort content de moi, fléchit un genou pour me remercier.

Prisonnier des Russes, on sait que Koszciuszko ne dut sa liberté qu'à la parole qu'il donna de ne plus porter les armes contre la Russie. Il nous raconta tout ce qu'il avait souffert durant sa réclusion ; puis écartant la forêt de cheveux bruns qui couvraient sa tête, il nous fit voir l'immense quantité de cicatrices qui se croisaient sur son crâne, marques glorieuses des coups de sabre qu'il y avait reçus.

Koszciuszko, lorsqu'il voyait entre M. de Pougens chez madame Mycielska, volait au-devant de lui, s'emparait de son bras et l'emmenait causer avec lui à l'extrémité du salon. Je ne citerai point ici les noms de tous les aimables Polonais qui fréquentaient la maison de madame Mycielska et qui se lièrent plus ou moins avec M. de Pougens, mais je ne puis me défendre de tracer celui de madame la comtesse Vincent Potoska dont l'esprit, la douceur, l'amabilité et les vertus lui avaient inspiré la plus haute admiration ainsi qu'un bien sincère attachement ; ces deux sentimens étaient partagés par moi, je les conserve et je les conserverai toujours.

Je n'ai point encore parlé d'un homme bien tristement célèbre par les malheurs inouïs qu'il a éprouvés durant trente-cinq années de détention à la Bastille, puis à Vincennes, etc., M. Masers de la Tude. M. de Pougens fut assez heureux dans le temps et lors de la délivrance de l'intéressant prisonnier, pour contribuer à lui assurer des moyens d'existence et de récompenser ainsi les efforts que la sublime madame Legros, sans fortune, sans moyens, sans protecteurs, a fait pour rendre à la liberté cet infortuné ; elle avait avec une constance, une persévérance dignes de la plus profonde admiration réussi au bout de trois ans à arracher le malheureux la Tude à ses fers ; ce fut en 1784 : elle a obtenu vers cette époque le prix de vertu fondé par M. de Monthyon à l'Académie française. Je renvoie pour ces intéressans détails à la lecture des mémoires de M. de la Tude rédigés par M. Thiery avocat, et publiés en 1790. C'est d'après cet ouvrage que je transcris le passage suivant, la vertueuse madame Legros m'ayant assuré lorsque je le lus pour la première fois, qu'il concerne M. de Pougens.

« O vous que mon indiscrète obéissance s'est interdit de nommer ; vous qui ne vous occupez qu'à vous dérober à tous les regards, mais dont tous les regards sont avides, et que tous les cœurs recherchent ; vous en qui, dès votre jeunesse, une philosophie douce que tant d'autres affectent et que l'on trouve dans votre ame sans que vous paraissiez la connaître, s'unissait déjà à l'amour le plus vif pour les arts et à des talens distingués ; vous dont la sensibilité la plus pénétrante, la bienfaisance la plus active animent tous les mouvemens et dirigent toutes les actions, heureux parce que vous faites le bien, heureux par excès de vertu et vertueux sans effort ; vous enfin qui n'aviez pas besoin pour devenir le plus aimable des hommes, d'inspirer un intérêt si tendre et quelquefois si pénible, ah ! souffrez que j'exprime ici des sentimens par lesquels je parais exister et pour lesquels je chéris l'existence. »

M. de la Tude et madame Legros s'étaient tendrement attachés à M. de Pougens tant par les liens de la reconnaissance, que par ceux d'une inaltérable amitié. Le vénérable prisonnier qui si long-temps avait gémi dans les fers, venait presque tous les jours voir M. de Pougens. On s'étonnait de ne trouver en lui aucun vestige des cruelles souffrances qu'il avait éprouvées dans les cachots durant trente-cinq années de détention, et quoique à cette époque (1802) il fût presque octogénaire, on ne lui eût point donné son âge. Il était vif, enjoué, et paraissait jouir avec transport des charmes de l'existence.

Chaque jour il faisait longues courses dans Paris sans éprouver la moindre fatigue. Sa santé était parfaite, il ne redoutait que la goutte, et c'était, disait-il, pour s'en préserver qu'il faisait tant d'exercice. Un jour il ressentit une vive douleur à un pouce du pied, il se figura que c'était une atteinte du mal qu'il craignait : aussitôt le voilà en course : il marche sans s'arrêter depuis sept heures du matin jusqu'à six heures du soir, et loin d'être soulagé de sa douleur, il sent qu'elle est augmentée. Alors il plonge les pieds dans l'eau froide et s'aperçoit qu'une grosse épingle étant entrée dans l'orteil avait produit cette vive souffrance : une marche longue et forcée avait enfoncé encore davantage l'épingle, il l'arracha non sans peine et s'écria avec joie : « graces au ciel, ce n'est point la goutte ! »


Mémoires et Souvenirs de Charles de Pougens, Chevalier de Plusieurs Ordres, de l'Institut de France, des Académies de La Crusca, de Madrid, de Gottingue, de St-Pétersbourg, etc. ; commencés par lui et continués par Mme Louise B. de Saint-Léon. Paris: H. Fournier Jeune, 1834. Chapitre XIX: pp. 231-238.

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