Chapitre XX
La paix d'Amiens. — Voyage de miss Sayer en France. — Banqueroutes. — M. de Pougens perd cent vingt mille francs. — Intérêt que lui témoigne madame la duchesse d'Ossuna ; lettre de change de douze mille francs envoyée par elle de Madrid. — Pétition au premier consul. — Réponse de ce dernier, avec ordre de faire au pétitionnaire une avance de quarante mille francs, remboursable dans quatre années. — Touchante conduite de quelques amis de M. de Pougens, spécialement M. Dupont de Nemours. — Madame Tallien. — Bibliothèque française. — Madame du Boccage, derniers vers faits par elle à l'âge de 91 ans. — La comtesse Fanny de Beauharnais. — La princesse de Salm-Dyck. — La princesse de Rohan-Rochefort. — La comtesse Charles d'Hautpoul ; couplets.
M. de Pougens voyant prospérer son commerce se flattait de pouvoir bientôt le quitter pour se livrer aux lettres et s'occuper exclusivement de son grand travail. On était alors en 1803, et la paix d'Amiens comblait la France d'espérance et de joie. Cette joie fut double pour M. de Pougens en voyant arriver à Paris l'objet si cher auquel il devait unir son sort.
Mademoiselle Sayer profita du traité de paix qui rétablissait les communications entre la France et l'Angleterre pour venir passer quelques semaines avec son ami. Je lui fus présentée par M. de Pougens, et à la première vue je désirai vivement qu'elle partageât la sympathie qui m'entraînait vers elle. Le vœu de mon cœur fut exaucé, car deux ans après lorsque des circonstances personnelles permirent l'union projetée, madame de Pougens m'accorda son amitié ; amitié précieuse qui depuis près de trente ans existe entre nous, et qui n'aura d'autre terme que celui de notre existence. O ma Julie, ma tendre, ma meilleure amie ! nous avons juré de vivre, de mourir ensemble, dans ces lieux où reposent les restes chéris de votre vertueux époux, et ce sera avec une amère et douce consolation que nous tiendrons notre serment !
Tandis que M. de Pougens, dans une parfaite sécurité, se livrait aux espérances qu'il avait conçues de quitter le commerce, la foudre grondait sur sa tête. Quelques mois après le retour de mademoiselle Sayer en Angleterre, la banqueroute de l'une des maisons de librairie de Londres avec laquelle il avait des rapports se déclara et vingt-cinq mille francs de traites protestées vinrent l'accabler tout à coup. Quoique ce choc ne fût nullement prévu, l'ordre parfait qui régnait dans son commerce lui permit de faire honneur sans délai à ces remboursemens ; mais ce fut, pour ainsi dire, le premier anneau d'une chaîne fatale qui se rompit alors. Plusieurs autres faillites dans les principales villes de l'Europe vinrent ébranler la maison de commerce qu'il avait formée avec tant de soins, tant de persévérance ; il lui fallait payer dans l'espace de quelques mois cent vingt mille francs de billets protestés, et cet intervalle était trop court pour satisfaire à ses engagemens.
Désolé à l'idée affreuse d'être réduit lui-même à faire faillite, il écrivit sa détresse à madame la duchesse d'Ossuna qui de Madrid, et par retour du courrier, lui envoya une lettre de change de douze mille francs payable à vue sur M. Hervas, son banquier à Paris.
M. de Pougens réalisa alors plusieurs effets ; mais il restait encore un déficit de quarante mille francs qu'il ne pouvait remplir pour payer la somme entière. Il se décida à avoir recours au premier consul à l'effet de solliciter du gouvernement un emprunt de quarante mille francs. Bonaparte était au camp de Boulogne : je copiai la pétition qui lui fut adressée, j'en ai oublié le contenu, elle renfermait peu de lignes, mais je me souviens de la dernière phrase ainsi conçue : « Bonaparte est là et je serai sauvé. »
Le premier consul lut attentivement la pétition et sur-le-champ donna l'ordre à un courrier de voyager jour et nuit pour porter celui qu'il adressait à M. Maret, secrétaire d'état, de faire payer à M. de Pougens par le ministre des finances la somme de quarante mille francs remboursable dans quatre ans.1 Cet arrêté fut signé le 8 novembre 1803.
Dans une circonstance aussi désastreuse, M. de Pougens reçut avec attendrissement les marques d'intérêt que lui donnèrent plusieurs de ses amis ; la plupart privés des moyens de l'aider de leur bourse lui offrirent néanmoins le peu qu'ils possédaient. De ce nombre fut l'excellent M. Dupont de Nemours qui vint lui porter cinquante louis dont il pouvait disposer. M. de Pougens vivement ému refusa l'argent et ne garda que la reconnaissance dont personne mieux que lui ne sentait la jouissance si douce, si pure ; il s'y livra avec charme et fut consolé.
Sur la liste des personnes qui lui témoignèrent la part sincère qu'elles prenaient à son malheur, je ne puis me défendre de placer le nom de madame Tallien.2 Jamais la bonté, l'obligeance, le zèle n'employèrent des moyens plus actifs, plus soutenus pour rendre service : mille voix peuvent ici me servir d'échos quand je dirai que madame Tallien n'a jamais négligé aucune occasion de faire le bien, et si elle a trouvé un grand nombre d'ingrats, son excellent cœur en a rencontré quelquefois de sensibles et de reconnaissans : il est inutile d'ajouter que celui de M. de Pougens n'a jamais cessé d'éprouver pour elle l'admiration et la gratitude qu'elle lui avait inspirées.
Loin de pouvoir se retirer du commerce, il se vit obligé de continuer péniblement, non à réparer la perte qu'il venait de faire, mais à diminuer insensiblement le cercle des entreprises qu'il avait formées jusqu'alors ; il ne conserva qu'un petit nombre de correspondances avec les principales maisons de librairie de l'Europe et s'occupa de son imprimerie alimentée par un journal littéraire qu'il avait créé en 1800, et intitulé Bibliothèque française. Il rédigeait cet ouvrage périodique auquel travaillaient plusieurs membres de l'Institut, ainsi que d'autres gens de lettres distingués.
Dans le nombre des femmes remarquables par leur amabilité, les graces de leur esprit et qui ont honoré M. de Pougens de leur amitié, je dois citer madame du Bocage ; c'est à lui qu'elle a adressé les derniers vers qu'elle a faits de sa vie. Elle était âgée alors de quatre-vingt-onze ans et mourut peu de mois après. Voici ces vers :
Votre être n'est point du vulgaire, En vain vous demandez aux cieux De rendre le jour à vos yeux : Votre ame voit et nous éclaire.
Madame la comtesse Fanny de Beauharnais, madame la princesse de Salm-Dyck,3 madame la princesse de Rohan-Rochefort et madame la comtesse Charles d'Hautpoul. Cette dernière venait souvent animer et embellir notre petit cercle par sa présence. Aimable et chère muse, recevez ici un témoignage de l'attachement de celle que vous nommez votre Indienne4 et qui vous conservera ce sentiment bien sincère jusqu'à la fin de sa vie.
Madame d'Hautpoul, célèbre par ses charmantes poésies et les ouvrages en prose dont elle a enrichi notre littérature, a adressé une épître à M. de Pougens qui a été imprimée dans l'Almanach des Muses. Je ne puis me défendre de rapporter ici des couplets que nous lui avions demandés pour célébrer un anniversaire de la naissance de M. de Pougens et qu'elle nous envoya à la campagne où nous étions alors. Elle les traça sur-le-champ et nous les expédia par retour du courrier.
Lassé d'être inconstant, On dit que l'art de plaire D'une chaîne légère Fit un engagement. Mais en ménage C'est peu de la beauté ; Le Dieu devenu sage Préféra la bonté.
Elle accepta son cœur, Sensible, complaisante, Douce, égale, indulgente, Elle fit son bonheur. Bientôt encore, De cet heureux amour Un fils devait éclore, Et Charles vit le jour.
A l'esprit, au talent, De son aimable père, Il joignit de sa mère L'attrait, le sentiment ; Et tout semblable A ce couple vanté, Il réunit la fable Avec la vérité.
Pour célébrer ce jour Qui lui donna naissance, L'amitié, la constance Se joignent à l'amour. De loin l'amie Y mêle aussi ses vœux ; Mais prier pour sa vie C'est vouloir être heureux.
Notes
1. Il rendit vingt mille francs ; mais l'empereur Napoléon, par un décret en date du 10 avril 1813, le dispensa de payer le reste de la somme, et il la lui accorda comme dédommagement de la suppression de son imprimerie et comme récompense du vaste ouvrage qu'il avait entrepris.
2. Maintenant madame la princesse de Caraman-Chimay.
3. La haute réputation de madame Pipelet, depuis princesse de Salm-Dyck, est trop bien établie pour qu'il soit nécessaire de parler de ses ouvrages.
4. Je suis née dans une colonie française au Bengale sur les bords du Gange.
Mémoires et Souvenirs de Charles de Pougens, Chevalier de Plusieurs Ordres, de l'Institut de France, des Académies de La Crusca, de Madrid, de Gottingue, de St-Pétersbourg, etc. ; commencés par lui et continués par Mme Louise B. de Saint-Léon. Paris: H. Fournier Jeune, 1834. Chapitre XX: pp. 239-246.
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